Bonjour,
Le titre peut surprendre, mais il nâa rien de putaclic. Il est parfaitement factuel et rĂ©el : 7,4 milliards dâeuros ont Ă©tĂ© volĂ©s ce week-end. Ou plutĂŽt, un peu plus de 80K BTC.
RĂ©guliĂšrement, pour un film ou un article, on ressort lâexpression de « casse du siĂšcle ». Pour Albert Spaggiari (qui a au passage largement survendu son rĂŽle) et le braquage de 50M francs Ă la SoGĂ© de Nice, pour celui de la Banque de France de Saint-Nazaire Ă 88M francs ou encore les 11,6M⏠du convoyeur de fonds Toni Musulin. Mais mĂȘme le vol des treize tableaux de maĂźtre (Vermeer, Rembrandt, Manet, Degas, etc.) du musĂ©e Isabella-Stewart-Gardner de Boston en 1990 nâest estimĂ© quâĂ 500M$ par le FBI.
Pourtant, lâaffaire reste Ă©tonnamment confidentielle, probablement parce que beaucoup de journalistes de mĂ©dias gĂ©nĂ©ralistes ne comprennent pas lâimmensitĂ© de ce qui vient de se passer. Et qui est donc le sujet du jour.
Bonne lecture !
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đ» Les fantĂŽmes de Satoshi
Le 31 octobre 2008, sur une obscure mailing list de cryptographes, un certain Satoshi Nakamoto balance un PDF de 9 pages qui va changer le monde. « Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System ». Pas de levée de fonds, pas de buzzwords, pas de pitch deck. Juste des maths, de la cryptographie, et une solution élégante au problÚme de la double dépense qui taraudait les cypherpunks depuis des décennies. Le code source apparaßt sur SourceForge dÚs le 9 janvier 2009.
Les cypherpunks avaient dĂ©jĂ tentĂ© le coup. DigiCash de David Chaum, trop centralisĂ©. Hashcash d'Adam Back, juste un systĂšme anti-spam. B-money de Wei Dai, restĂ© Ă l'Ă©tat de concept. Bitcoin rĂ©ussit lĂ oĂč tous avaient Ă©chouĂ© : crĂ©er de la raretĂ© numĂ©rique sans autoritĂ© centrale.
Le 3 janvier 2009, Satoshi mine le bloc genesis. Dans les données du bloc, il grave un message :
« The Times 03/Jan/2009 Chancellor on brink of second bailout for banks ».
Un doigt d'honneur cryptographique aux banques centrales, une preuve temporelle, et peut-ĂȘtre un indice sur ses motivations. Les 50 BTC de rĂ©compense ? Non dĂ©pensables, bug ou feature, on ne saura jamais. Le Bitcoin est nĂ© en pleine crise financiĂšre, et ce n'est pas un hasard.
Qui est ce Satoshi Nakamoto ? Quinze ans plus tard, on n'en sait toujours rien. Un homme ? Une femme ? Un groupe ? Un service de renseignement ? Les théories pullulent. Dorian Nakamoto, ce pauvre ingénieur californien harcelé par les journalistes ? Nick Szabo et ses similitudes stylistiques ? Hal Finney, premier receveur de bitcoins et développeur légendaire ? Adam Back, créateur de Hashcash ?
Ce qu'on sait : Satoshi écrivait en anglais britannique mais codait aux heures américaines. Il maßtrisait la cryptographie comme un pro et citait volontiers Hayek et les économistes autrichiens. Il a miné environ 1,1M de bitcoins selon l'analyse Patoshi (110G$) qui n'ont jamais bougé. Et surtout, il a disparu. Le 23 avril 2011, dernier email connu : « I've moved on to other things. » Puis le silence. Total. Définitif.
Cette disparition n'est pas anodine. En s'effaçant, Satoshi a offert au Bitcoin son plus beau cadeau : la dĂ©centralisation absolue. Pas de fondateur Ă arrĂȘter, pas de CEO Ă corrompre, pas de figure centrale Ă attaquer. Juste du code qui tourne. Gavin Andresen reprend le flambeau, d'autres dĂ©veloppeurs suivent. Le projet devient vraiment communautaire.
Mais à cette époque 2009-2011, c'est aussi le Far West numérique. Le Bitcoin ne vaut rien, littéralement. Les premiers échanges se font sur des forums, à la main. Les mineurs de l'époque sont des geeks, des libertariens, des curieux. Ils minent sur leur CPU, parfois leur GPU. Un bloc toutes les 10 minutes, 50 BTC de récompense. Certains accumulent des dizaines de milliers de bitcoins et les oublient sur un vieux disque dur. D'autres les donnent, les perdent, les effacent.
Bitcoin Market ouvre en mars 2010, premier vrai exchange. Puis Mt.Gox débarque en juillet. D'abord site d'échange de cartes Magic ("Magic The Gathering Online eXchange"), il devient rapidement la plateforme Bitcoin, gérant jusqu'à 70 % du volume mondial. Les premiers marchés noirs émergent. Silk Road fait scandale, avec prÚs de 9M BTC de volume cumulé avant sa fermeture par le FBI. Le Bitcoin commence à avoir mauvaise presse. Monnaie de criminels, disent-ils. Comme si le dollar n'avait jamais financé un cartel.
Les premiers portefeuilles Bitcoin dâalors, c'est l'artisanat pur. Pas de Ledger, pas de Trezor, pas mĂȘme de phrases mnĂ©moniques. Juste un fichier wallet.dat sur votre disque dur, avec vos clĂ©s privĂ©es dedans. En clair jusqu'en septembre 2011, version 0.4 qui introduit enfin le chiffrement. Sans backup automatique.
Bitcoin Core (alors appelé simplement "Bitcoin") génÚre 100 clés d'avance, les stocke, et prie pour que votre disque ne crashe pas. Certains impriment leurs clés sur papier : les premiers paper wallets. D'autres les notent dans un carnet, les gravent sur du métal, les cachent dans des endroits improbables.
Les générateurs de nombres aléatoires de l'époque ? Une catastrophe ambulante. Entropie insuffisante, seeds prévisibles, réutilisation de valeurs. Des scripts de quelques lignes pouvaient craquer certains wallets. Une partie des Satoshi-era coin a déjà été vidée à cause de ces failles.
La plupart des adresses utilisées par les early adopters commencent par "1" - le format P2PKH, pour Pay-to-Public-Key-Hash. Simple, efficace, mais avec ses limites qu'on découvrira plus tard. Chaque adresse est comme un coffre-fort numérique. La clé publique, c'est l'adresse du coffre. La clé privée, c'est la combinaison. Perdez la combinaison, perdez vos bitcoins. Pour toujours.
C'est dans ce contexte que nos mystérieux wallets ont été créés, en avril et mai 2011, fin de l'Úre Satoshi, début de quelque chose de plus grand. Le Bitcoin vaut environ 1 dollar. Personne n'imagine qu'ils contemplent des fortunes futures. Ce sont juste des expériences, des tests, des proof-of-concept d'une technologie naissante.
Jusqu'Ă ce 4 juillet 2025 oĂč 80 000 de ces bitcoins primitifs se rĂ©veillent. AprĂšs 14 ans de sommeil, les fantĂŽmes de l'Ăšre Satoshi reviennent hanter la blockchain. Et ils ont des choses Ă nous dire.
đł Whale alter !
Parmi les nombreux bots qui gravitent sur Twitter, les whale alerts font partie de mes prĂ©fĂ©rĂ©s. Ces sentinelles automatisĂ©es scrutent la blockchain 24h/24 Ă la recherche de mouvements massifs, gĂ©nĂ©ralement au-dessus de 10M$. DĂšs qu'une baleine bouge, paf, notification instantanĂ©e : "đšđšđš 50,000 #BTC (5,456,789,000 USD) transferred from unknown wallet to Binance". Plus le montant est gros, plus il y a d'emojis sirĂšne. C'est le TMZ de la blockchain, mais en plus utile.
Pour ceux qui aiment jouer les dĂ©tectives on-chain, ou qui justement ont la flemme de chercher, c'est un rĂ©gal. Ces bots tracent les flux, identifient les patterns, repĂšrent les anomalies. L'immense majoritĂ© du temps, les grosses transactions sont liĂ©es Ă des wallets connus. Les enquĂȘteurs amateurs ont depuis longtemps taguĂ© les adresses des gros exchanges (Binance, Coinbase, Kraken), des fonds d'investissement (Grayscale, MicroStrategy), ou des services de custody. MĂȘme quand les wallets restent techniquement anonymes, leurs habitudes de transaction les trahissent : tel whale qui bouge toujours par tranches de 1000 BTC, tel autre qui consolide ses UTXOs tous les lundis.
C'est devenu un écosystÚme entier. Whale Alert, Whale Map, Whale Trace... Chacun avec ses spécificités, ses seuils, ses analyses. Certains se contentent de rapporter. D'autres tentent d'interpréter : accumulation, distribution, préparation d'un dump ? Les traders scrutent ces mouvements comme des augures. Un exchange qui reçoit massivement ? Possible vente. Un cold wallet qui se remplit ? Accumulation long terme. C'est la transparence radicale de la blockchain en action.
En ce 4 juillet, le compte Whale Alert publie par exemple lâĂ©mission de 1G$ dâUSDT par Tether, le transfert de 1685 BTC (185M$) entre wallets non indentifiĂ©s, ou encore un user qui a sorti 145M USDT dâOKX. La deuxiĂšme transaction est accompagnĂ©e de 8 emojis đš, et le 3e de 6, pour quantifier les montants.
A 10H46, 10 emojis đš sont de sortie pour annoncer le transfert de 10 000 BTC (1G$). Câest dĂ©jĂ Ă©tonnant en soi, tellement ces volumes sont rares. Mais une minute plus tard, le compte diffuse, toujours automatiquement, un autre message :
Chaque transaction liée à ces wallets primitifs est un évÚnement.
Sauf que le compte a envoyĂ© un 2e message identique, Ă 11H21, puis un troisiĂšme Ă 7H41 jusquâau 8e Ă 22H02. Tous pour 10 000 BTC (sauf le 8e, pour 10 009), tous suivi de la mĂȘme alerte, tous des wallets diffĂ©rents, en partance vers des wallets rĂ©cents.
On parle donc plus 80 000 BTC, soit environ 8,7G$ au cours actuel. Pour donner du contexte, câest un peu moins que la fortune de Xavier Niel (10G$), mais Ă©quivalent Ă Vincent BollorĂ© (9GâŹ) et plus que Patrick Drahi (5,8G$). Tout ça depuis des wallets restĂ©s inactifs pendant 14 ans, affichant la plus grosse transaction de ces comptes dits de lâĂšre Satoshi.
De quoi Ă©videmment susciter les questions de tous les cryptobros, de faire la une de tous les mĂ©dias cryptos, et mĂȘme dâavoir floppĂ©es dâarticles dans la presse traditionnelle. ĂpicĂ©tou.
Sauf quâon vient probablement dâassister au plus gros braquage de lâhistoire de lâhumanitĂ©.
đ§ Where is my mind?
Pour comprendre, il faut regarder en dĂ©tails ce quâil sâest passĂ© sur ces 7 wallets, depuis leur origine :
Prenons 1BAF. Le 4 mai 2011, il reçoit 10 000 BTC. Câest 1G$ aujourdâhui. A lâĂ©poque ça ne vaut rien, ou presque. Le BTC venait dâatteindre la paritĂ© avec le dollar 2 mois avant. Les fonds viennent de 2 adresses. :
1Jfz35JognNZRLAKbp8BnCuUWMmExQotf7 (9000 BTC)
1G4eCf6kE92YmfcDWW2cTYqxmv8SDA8sFa (1000 BTC)
En remontant les transactions des diffĂ©rents comptes, on remarque (outre le fait que câĂ©tait yâa 14 ans) deux choses Ă©tonnantes :
La majoritĂ© des montants sont ronds, ce qui nâexistent quasiment plus aujourdâhui ;
Il nây a aucun frais, tous les SATs sont Ă zĂ©ro, sans doute dĂ» au fait quâĂ lâĂ©poque le minage Ă©tait direct.
Ces comptes ne semblent pas ĂȘtre de vĂ©ritables wallets pour des users, mais plutĂŽt des intermĂ©diaires, comme des proto-exchanges ou des opĂ©rateurs OTC.
Les 9000 BTC viennent dâune transaction qui a eu lieu 6 mois plus tĂŽt, le 21 dĂ©cembre 2020. Outre une ligne Ă 3200 et une autre Ă 2200, soit 5400 BTC. Mais on trouve Ă©galement 72 lignes Ă 50 BTC. Plusieurs semblent liĂ©s au mĂȘme wallet, donc sont des transferts classiques, mais pour 68 dâentre elles, ce sont des coinbases, câest Ă dire des rĂ©compenses de minages.
Et on a ici affaire Ă des trĂšs trĂšs early-adopters, puisque le user en question, qui est probablement le mĂȘme pour tous ces wallets, a minĂ© des blocs en mai 2009, alors que Satoshi Nakamoto lui-mĂȘme a minĂ© le premier le 3 janvier 2009. Soit câest un trĂšs trĂšs early adopter, soit câest un paiement/don de Satoshi Ă un trĂšs early adopter⊠soit câest Satoshi lui-mĂȘme.
Quant aux wallets en eux-mĂȘmes, ils ont Ă©tĂ© créés les 2 avril 2011 (2x 10K BTC) et les 4 mai 2011 (3x 10K BTC, 11â326 BTC et 10â006 BTC).
đ€Shut up and take my money
Pour se rendre comptes Ă quel point ces montants sont Ă©normes, il faut savoir que seuls 75 wallets possĂšdent aujourdâhui plus de 10K BTC1. En premiĂšre position on a Binance et ses 248K BTC, qui a possĂšde plusieurs autres, mais aussi Bitfinex (130K), OKX (44K) ou encore Crypto.com (21K).
Mais alors, oĂč a atterri lâargent ? Eh bien⊠nulle part en particulier. Chaque wallet a Ă©tĂ© vidĂ©, et transfĂ©rĂ© vers un autre. Les wallets de destination sont tous trĂšs rĂ©cents, et la seule chose qui fait quâon peut penser Ă une organisation coordonnĂ©e, câest que les montants identiques, la date de crĂ©ation des wallets vidĂ©s et les transferts trĂšs rapprochĂ©s. Et quâils viennent tous de wallets primitifs qui semblent liĂ©s.
DĂ©tail amusant, lâun des wallets cible a un nom assez Ă©tonnant : bc1qwq5geath93h0lnfsrmnwnfuck2f9ypv4ewyl4j. Au point quâon peut se demander si câest vraiment un hasard.
Certains parlent alors dâune possible mise Ă jour, voire carrĂ©ment dâun truc automatique, et toutes les hypothĂšses sont sur la table. Mais Eric Chennells publie le lendemain des notes envoyĂ©es sur le wallet quelques jours avant le retrait.
Le 1er juillet : LEGAL NOTICE: We have taken possession of this wallet and its contents
Le 2 juilllet : Not abandoned? Prove it by an on-chain transaction using private key by Sept 30
Le 3 juillet : NOTICE TO OWNER: see www.salomonbros.com/owner_notice
Enfin le 4 juillet, juste avant le retrait : 4 8 15 16 23 42
Ce qui enlÚve tout doute sur le fait que les fonds ont bien été volés.
Concernant Salomon Brothers, câest lĂ encore assez Ă©tonnant. Les plus experts (et moins jeunes) dâentre vous, auront reconnu le nom de cette cĂ©lĂšbre banque et asset manager mythique, connu pour ses manipulations de cours de Treasury Bonds et condamnĂ© lourdement, puis reprise en main par Warren Buffet, alors actionnaire de rĂ©fĂ©rence. AprĂšs une Ă©niĂšme claque pendant le krach de la bulle internet, elle prend une amende de 1,4G$ de la SEC et finit absorbĂ©e par Citigroup.
Enfin ça, câĂ©tait jusquâĂ il y a peu. Parce quâen 2022, les anciens de Salomon ont rachetĂ© la marque et relancĂ© lâactivitĂ©, avec le mĂȘme nom et le mĂȘme logo.
Mais alors, quel putain de rapport ?
InterrogĂ©, un cadre actuel du gĂ©rant mâexplique quâils nâont pas le moindre rĂŽle dans lâopĂ©ration, que leur site a Ă©tĂ© piratĂ©, et que la page a (effectivement) Ă©tĂ© supprimĂ©e. Mais que câest bien leur site internet.
Sur la page, il nâest plus question du 30 septembre, mais du 5 octobre 2025.
Quant Ă la suite de chiffres, câest lâĂ©quation de Valenzetti qui prĂ©dit le temps restant avant lâextinction de lâHomme⊠dans Lost. Câest dâailleurs probablement le nom de la sĂ©rie quâil fallait comprendre, mĂȘme si Twitter regorge de thĂ©ories plus foireuses les unes que les autres sujet ces nombres depuis quelques jours.
Parce quâil faut veiller Ă ne pas trop surinterprĂȘter, en partant de la solution pour trouver la question. Un enquĂȘteur (citĂ© plus bas) qualifie par exemple Salomon Brothers de âstructure qui a le plus de pouvoir actuellement dans le mondeâ2. Oubliant quâon parle dâun boĂźte qui gĂšre ses mes informations, moins de 5G$. Un autre rĂ©pond que câest âle siĂšge dâEisnerAmper, un cabinet de forensic crypto. LĂ oĂč Gary Alford, agent IRS ayant identifiĂ© Ulbricht (Silk Road), est intervenuâŠâ. Ce qui nâest que partiellement vrai. EisnerAmper est avant tout un Ă©norme cabinet de comptabilitĂ©, qui a effectivement une division forensic (qui nâest pas dans ce bĂątiment), mais la crypto est assez Ă©loignĂ©e de leur domaine et ils sont intervenus de maniĂšre trĂšs lointaine sur le dossier SilkRoad. On aurait aussi pu citer Rosenberg & Estis, autre locataire, qui cabinet dâavocat qui a reprĂ©sentĂ© plusieurs milliers de victimes contre Celsius. Mais restons-en Ă ce quâon sait.
Mais alors comment tout ce bordel est possible ? Eh bien accrochez-vous un peuâŠ
đïž La clĂ© (publique) du mystĂšre
Pour comprendre comment on a pu vider ces wallets dormants depuis 14 ans, il faut d'abord saisir une chose : le Bitcoin de 2011, c'est l'équivalent d'un Nokia 3310 face à un iPhone 15. Fonctionnel, robuste, mais avec des standards de sécurité qui feraient hausser les sourcils aujourd'hui.
à l'époque, on utilisait massivement le P2PKH3. Un nom barbare qui cache une idée simple : au lieu d'envoyer des bitcoins directement à une clé publique (comme on le faisait dans les tout premiers temps), on les envoie à l'empreinte cryptographique de cette clé. C'est comme si, au lieu de donner votre adresse complÚte, vous donniez juste votre code postal - mais un code postal magique qui ne peut appartenir qu'à vous.
Ces adresses commencent toutes par "1", comme nos 7 wallets mystĂ©rieux. C'est la signature de l'Ă©poque Satoshi, le marqueur temporel d'une Ăšre oĂč le Bitcoin valait moins qu'un cafĂ© et oĂč personne n'imaginait qu'on parlerait un jour de milliards.
Pour faire simple sur le fonctionnement, imaginez que vous voulez recevoir des bitcoins. Avec P2PKH :
Vous générez une paire de clés : une privée (votre sésame secret) et une publique (ce que vous pouvez partager)
Vous hachez votre clé publique avec SHA-256 puis RIPEMD-160 (deux fonctions cryptographiques qui transforment n'importe quelle donnée en bouillie illisible mais unique)
Vous construisez l'adresse comme un millefeuille : un byte de version (0x00 pour le mainnet, d'oĂč le "1"), votre hash de 160 bits, et un checksum de 4 bytes qui Ă©vite les erreurs de frappe. Le tout est encodĂ© en Base58, un alphabet spĂ©cial sans les caractĂšres ambigus comme 0, O, l ou I. C'est pour ça quâon ne confond jamais un zĂ©ro avec un O quand on recopie une adresse Bitcoin
Pour dépenser ces fonds, il faut prouver deux choses : que vous connaissez la clé privée correspondante ET que cette clé privée correspond bien à l'empreinte stockée sur la blockchain. C'est élégant, c'est simple, c'est... vulnérable à certaines attaques qu'on ne soupçonnait pas en 2009.
Mais alors, comment tout ça est possible ?
Arkham Intelligence4; plateforme d'analyse crypto, a balancé son hypothÚse rassurante dimanche sort : les 80 000 BTC ne seraient pas volés mais simplement migrés. Une mise à jour de format, de P2PKH (adresses en "1") vers Bech32 (adresses en "bc1q"). Comme quand vous passez de Windows 95 à Windows 11, mais avec 8 milliards de dollars.
Techniquement, c'est plausible. Si vous avez la clĂ© privĂ©e d'une vieille adresse, rien ne vous empĂȘche de transfĂ©rer vos fonds vers une adresse moderne que vous contrĂŽlez aussi. Des milliers de holders le font rĂ©guliĂšrement pour :
Réduire les frais de transaction (SegWit oblige) ;
Améliorer la sécurité (protection contre les fautes de frappe) ;
Se préparer à l'avenir (compatibilité hardware wallets).
Sauf que plusieurs détails clochent dans cette belle histoire :
L'absence totale d'activitĂ© pendant 14 ans. On parle de wallets complĂštement morts depuis 2011. Pas un mouvement, pas un test, rien. Et paf, 7 d'entre eux se rĂ©veillent le mĂȘme jour, avec des montants ronds de 10 000 BTC pile. C'est comme si sept comateux se rĂ©veillaient simultanĂ©ment pour faire leur jogging.
Les messages gravĂ©s dans la blockchain. "LEGAL NOTICE: We have taken possession of this wallet". "Prove ownership by on-chain transaction before Sept 30". Les chiffres de Lost. Ăa ressemble plus Ă une prise d'otage numĂ©rique qu'Ă une paisible mise Ă jour. Si c'Ă©tait vraiment le propriĂ©taire lĂ©gitime, pourquoi cette mise en scĂšne ?
L'absence de signature cryptographique. Le propriétaire aurait pu signer un message avec sa clé privée originelle pour prouver qu'il contrÎle toujours les fonds. C'est la base. Là , que dalle.
Arkham ne fournit aucune preuve. Leur hypothĂšse se base uniquement sur l'observation que les fonds arrivent sur des adresses bc1q. C'est comme dire qu'un braquage n'en est pas un parce que les billets finissent dans un coffre-fort moderne plutĂŽt qu'un vieux matelas.
Oui, migrer de P2PKH vers Bech32 est courant. Mais dans ce cas précis, avec les messages menaçants, le timing parfait, la coordination entre wallets dormants... tout pointe vers une prise de contrÎle externe.
Est-ce un hack quantique ? Un vol posthume ? Des ayants droit avec les clĂ©s ? On ne sait pas, mais on peut quand mĂȘme imaginer plusieurs solutions techniques de hack. Les vulnĂ©rabilitĂ©s se classent en trois grandes familles, chacune avec ses spĂ©cificitĂ©s.
Note : ce paragraphe a Ă©tĂ© rĂ©digĂ© en collaboration avec un expert blockchain, que je remercie. Il a Ă©tĂ© Ă©crit le samedi, au lendemain de lâattaque. Le dimanche, Cyphertux a publiĂ© une longue enquĂȘte sur le sujet qui reprend en partie les mĂȘmes hypothĂšses, et le paragraphe a partiellement Ă©tĂ© enrichi avec son analyse.
1 - Failles liĂ©es au protocole lui-mĂȘme
La clé publique exposée. C'est LA vulnérabilité fondamentale du P2PKH. Contrairement aux formats modernes, dÚs que vous dépensez des bitcoins, votre clé publique complÚte est révélée sur la blockchain. C'est une vulnérabilité à retardement : tant que vous ne dépensez pas, seul le hash est visible. Mais une fois la clé publique exposée, vous n'avez plus que ECDSA5 entre vous et vos fonds.
ECDSA et la menace quantique. Le P2PKH utilise donc ECDSA, vulnérable aux ordinateurs quantiques suffisamment puissants. Google vient d'annoncer Willow avec 105 qubits physiques - on est loin des 1000 à 3000 qubits logiques nécessaires pour casser ECDSA via l'algorithme de Shor. Contrairement à une idée reçue, Taproot a adopté les signatures Schnorr pour leur efficacité et l'agrégation, pas pour la résistance quantique : Schnorr reste aussi vulnérable que ECDSA face à un ordinateur quantique.
La double protection SHA-256 + RIPEMD-160. Soyons clairs : ce combo n'a jamais Ă©tĂ© cassĂ©. Jamais. C'est l'Ă©quivalent cryptographique d'un bunker suisse. Mais dans la crypto, on ne parie pas sur "jamais", on anticipe. D'oĂč la migration progressive vers des standards plus modernes, pas parce que c'est cassĂ©, mais parce qu'on prĂ©fĂšre avoir trois longueurs d'avance.
2 - Erreurs humaines et pratiques douteuses
La réutilisation d'adresses. Le péché capital des early adopters. Réutiliser une adresse P2PKH aprÚs avoir dépensé expose votre clé publique de maniÚre permanente. Si ECDSA venait à faiblir (notamment avec l'avÚnement des ordinateurs quantiques), tous les fonds associés à cette clé seraient compromis. Sans compter la perte totale de confidentialité. SegWit et Taproot ont justement été conçus pour rendre la création d'adresses uniques aussi simple qu'un clic.
Stockage catastrophique. En 2011, pas de hardware wallets, pas de phrases mnĂ©moniques standardisĂ©es. Les clĂ©s privĂ©es Ă©taient souvent stockĂ©es en clair dans des fichiers wallet.dat, sur des disques durs non chiffrĂ©s, voire imprimĂ©es sur du papier rangĂ© dans un tiroir. Et si cette mise en scĂšne ne visait quâĂ couvrir un vol tout Ă faire classique dans un appartement ?
3 - Implémentations faibles
Les gĂ©nĂ©rateurs alĂ©atoires foireux. Le bug Android de 2013 reste l'exemple parfait. Un dĂ©faut dans SecureRandom provoquait la rĂ©utilisation de nonces ECDSA, rendant les clĂ©s privĂ©es calculables. Des centaines de wallets ont Ă©tĂ© vidĂ©s avant le correctif d'aoĂ»t 2013. C'Ă©tait comme distribuer des clĂ©s de maison identiques dans tout le quartier. Encore aujourdâhui, Google dĂ©conseille clairement dâutiliser ces fonctions pour protĂ©ger quoi que ce soit6.
L'affaire des seeds catastrophiques. Un développeur de Mt.Gox avait généré son wallet avec une seed tellement faible qu'un script Python de 50 lignes pouvait la retrouver en quelques heures7. Son "mot de passe sécurisé" ? Une concaténation de son pseudo et de sa date de naissance. 100 BTC envolés. à l'époque, c'était "juste" 1000$. Aujourd'hui, c'est 10M$.
L'absence de standards. Avant 2013, pas de BIP32 pour les clés déterministes hiérarchiques, pas de BIP39 pour les phrases de récupération. Chaque wallet bricolait sa solution avec des approches parfois fragiles : seeds courtes, mots de passe hashés directement en clés privées, entropie insuffisante.
đ„And so what?
La suite, personne ne la connaĂźt. Ce qui semble le plus Ă©vident, câest quâaprĂšs une des dates, les portefeuilles prennent petit Ă petit les profits. Enfin on espĂšre âpetit Ă petitâ, parce que 80 000 BTC envoyĂ©s sur le marchĂ©, câest le crash assurĂ©, et durable.
Mais on peut aussi imaginer un scĂ©nario oĂč il ne se passe rien, et que ces nouveaux wallets deviennent de nouveaux endormis, comme ces gigantesques sommes qui pioncent depuis plus de 10 ans, dont personne ne sait pourquoi ils restent muets.
Certains sont probablement morts. Hal Finney et Len Sassaman, qui font partie des Satoshi possibles, sont respectivement morts en 2014 et en 2011. Tout comme Dan Kaminsky en 2021. Quâils soient ou non Satoshi nâenlĂšve rien au fait quâils ont participĂ© trĂšs tĂŽt au dĂ©veloppement, avaient probablement des dizaines de milliers de BTC, et sont probablement morts avec leur clĂ©. La femme de Sassaman a dâailleurs clairement dit quâelle nâavait pas accĂšs au disque dur de son mari dĂ©funt. Et quâelle ne souhaitait pas y avoir accĂšs.
Parce que câest possiblement lâautre raison : ne pas vouloir y toucher, par dogme. Peut-ĂȘtre parce que si les BTC primitifs Ă©taient vendus, ça pourrait ĂȘtre vu comme une perte de confiance, comme si Musk vendait massivement ses actions Tesla. Peut-ĂȘtre parce que des anarcho-cypherpunks issues des mouvances underground pirates des annĂ©es 90 sâĂ©tranglent quand ils voient chaque jour les cryptobros spĂ©culer comme des Ăąnes sur leur techno rĂ©volutionnaire (au sens primaire) et faire ami-ami, par pur intĂ©rĂȘt Ă©conomique, avec les plus grosses fortunes capitalistes, Blackrock en tĂȘte.
Je lâai dĂ©jĂ dit plusieurs fois, mais je suis convaincu que Satoshi Nakamoto est Len Sassaman. Je nâai rien pour le prouver. Câest ma conviction. Et aussi un peu mon rĂȘve. Parce que Sassaman est un parfait Satoshi, romanesque et romantique, cypherpunk convaincu, gĂ©nie de la cryptographie, et dĂ©pressif.
LâidentitĂ© du (et probablement des) braqueur restera probablement secrĂšte. Mais ce quâil va faire Ă lâissue de son dĂ©lai de 90 jours en dira plus sur lui quâun nom et un prĂ©nom.
Peut-ĂȘtre mĂȘme que ce nâest pas un braquage, mais une mise en scĂšne, sorte de pied de nez Ă toute lâindustrie de la part dâun early qui regarde ça de loin. Dans tous les cas, ça reste probablement lâopĂ©ration la plus incroyable de lâhistoire des cryptos, tant par le montant que par les moyens utilisĂ©s, entre les petits messages et lâusage dâune gloire dĂ©chue de la finance.
Et si le mieux, câĂ©tait de ne jamais savoir ?
My warmest thanks to A. F. for his help with the technical side of things.
https://x.com/Cyphertux/status/1941975256509399545
Pay to Public Key Hash
Elliptic Curve Digital Signature Algorithm
Cette transaction de Mt. Gox peut dĂ©clencher un crash du bitcoin !, Josh OâSullivan, CoinTelegraph, 17 juillet 2024








Je ne comprends pas pourquoi tout le monde s'excite sur cette histoire alors qu'en réalité il ne se passe rien d'extraordinaire :
1. un individu qui possÚde les clés privés de vielles adresses et qui ne peut pas prouver leur origine (probablement car associé à des activités illégales) décide de lancer un barnum en envoyant un message avec la "notice" à 100% des adresses P2PKH whales (plusieurs dizaines)
2. son objectif est de pouvoir tenter un passe passe légal via une saisie suite à abandon ("j'ai trouvé 1000 bitcoins en cassant la clé à cause d'une entropie foireuse, personne ne les réclame, c'est à moi"). Alors qu'en réalité il a toujours eu la clé (c'est le plus plausible)
3. un OG qui n'a rien demandĂ© Ă personne et qui possĂšde 8 adresses sur celles ayant reçues la notice voit le message et se dit "oh merde, ils ont peut ĂȘtre cassĂ© P2PKH" et pour Ă©viter tout risque il bouge immĂ©diatement ses fonds sur une adresse moderne qui contient "fuck" pour au passage faire un beau doigt d'honneur Ă l'expĂ©diteurs des notices
4. début octobre, on verra trÚs certainement un mouvement d'une de ces adresses (autre que les 8 dont on parle) avec une "saisie" suivi d'un process juridique permettant d'expliquer l'origine des fonds et donc de les blanchir. Est-ce qu'on parle de 1000 BTC ou 50000 BTC, personne ne peut savoir. Ou alors il ne se passera rien, et tout ceci n'aura été qu'un troll ayant fait flipper une personne...