đ» Cette banque fantĂŽme qui gĂšre 31mdsâŹ
Retour sur l'histoire d'une des plus grosses banques européennes qui a du éteindre plus de 250mds⏠de crédit... (dans l'indifférence générale)
Bonjour,
Le DĂ©partement fĂ©dĂ©ral des finances suisse, a confirmĂ© cette semaine que les ex-cadres du CrĂ©dit Suisse pourront conserver leurs bonus. Dans un rapport de 339 pages1, le Conseil fĂ©dĂ©ral indique par ailleurs que la suppression de ces bonus serait âinefficaceâ.
En 10 ans, le CrĂ©dit Suisse, pourtant en difficultĂ©, avait versĂ© 32mds CHF Ă ses 1â557 banquiers. Soit en moyenne 2M CHF / an.
La dĂ©cision clĂŽt prĂšs dâun an de polĂ©miques qui ont suivi la chute de cette banque systĂ©mique. Elle arrive la mĂȘme semaine quâun vote (purement indicatif) des actionnaires de Stellantis qui valide la rĂ©munĂ©ration de Carlos Tavares Ă 36,5MâŹ. Soit x10 an 10 ans, alors que son entreprise affiche 30% de progression de CA sur la mĂȘme pĂ©riode, malgrĂ© lâabsorption de 9 marques en 2021.
Mais les Suisses et Carlos ne sont pas les seuls⊠Alors que jâĂ©crivais cette newsletter il y a quelques mois, LibĂ©ration ârĂ©vĂ©laitâ que Dexia, sauvĂ©e par 3 Ă©tats en 2008, avait distribuĂ© des millions des primes Ă ses dirigeants sur le dĂ©part.
Je mets la rĂ©vĂ©lation entre guillemets parce quâen rĂ©alitĂ© le rapport de la Cour des comptes est public depuis 10 ans2, mais que visiblement personne ne lâavait jamais lu đ .
Et lâhistoire de Dexia, câest justement mon sujet du jour (ou du mois, au choix).
Note : si tâas la flemme, yâa une version rĂ©sumĂ©e rap de cette newsletter (câest pas une blague)
Une histoire belge
Si lâhistoire artificielle de Dexia commence en 1996 lorsque le CrĂ©dit communal de Belgique fusionne avec le CrĂ©dit local de France, elle est surtout lâhĂ©ritage de lâex-banque belge.
Créé en 1860, le CCB avait pour mission de financer les investissements des communes belges, elles-mĂȘmes actionnaires de la structure. Chaque emprunteur devait souscrire pour au moins 5% du montant de son emprunt en action.
Câest seulement Ă lâaprĂšs-guerre que la banque sâouvre au grand public pour rĂ©colter des dĂ©pĂŽts, et donc augmenter sa capacitĂ© de financement.
Dans les annĂ©es 90, le CCB ouvre Cregeme, une filiale de gestion de fortune au Luxembourg, avant de racheter 25% de la Banque internationale Ă Luxembourg, plus gros Ă©tablissement de lâĂ©poque. Avant de devenir rapidement majoritaire.
La fusion avec le CLF sâinscrit dans cette volontĂ© dâinternationalisation.
Beaucoup plus rĂ©cent, le CLF Ă©tait Ă©galement un Ă©tablissement public avec la mĂȘme mission, gĂ©rĂ© par la Caisse des dĂ©pĂŽts. Quand CCB attaquait le Luxembourg, CLF ouvrait des bureaux Ă Londres, Rome, Madrid ou encore New York.
AprĂšs une longue sĂ©rie de privatisations dâentreprises financiĂšres sous Chirac, alors 1er ministre de Mitterrand (Paribas, SociĂ©tĂ© GĂ©nĂ©rale, MGF etc.), Rocard allonge la liste. Juste aprĂšs Renault, la France ouvre 49% du capital du CLF. Ce que viendra terminer Cresson lâannĂ©e suivante, juste aprĂšs el-famoso privatisation dâElf Aquitaine.
AprÚs 5 années à se faire des rencards et des bisous, CCB et CLF se marient et donnent naissance au petit Dexia.
Félicitations aux parents.
Rapidement Dexia multiplie les investissements dans des banques à destination des collectivités. Avec Crediop (Italie) en 1997 puis Financial Security Assurance (USA) en 2000.
Dexia fait comme tout le monde et sâouvre Ă la gestion dâactifs, Ă lâassurance et Ă Ă peu prĂšs tout ce qui rapporte du pognon et quâune institution financiĂšre peut faire.
Le problĂšme, câest que ces ajouts Ă foison et ces changements de mĂ©tier ont fini par rendre le groupe plus fragile.
Câest dâailleurs pour ça quâen 2004, Dexia cherche Ă racheter lâitalien Sanpaolo IMI, puis le belge Fortis en 2005 : avoir plus de dĂ©pĂŽts, et donc soutenir son activitĂ© de crĂ©dit.
Parce que Dexia a de fortes ambitions : entre 2005 et 2007, son portefeuille obligataire augmente de 53%, passant de 106 Ă 162mdsâŹ.
Mais cette croissance crĂ©e un dĂ©sĂ©quilibre, parce que les collectivitĂ©s Ă qui elle prĂȘte le font sur le long terme, rendant Dexia trĂšs peu liquide.
Le fils pas prodig(u)e
Ă lâĂ©tĂ© 2007, la crise des subprimes dĂ©bute aux US.
Rien Ă craindre en France, on est Ă lâabri.đŹ
Sauf que⊠si tâas bien suivi, Dexia avait rachetĂ© FSA, le 4e plus gros rĂ©hausseur de crĂ©dit au monde en 2007, pour 2,7mds$.
Alors, accroche-toi un peu parce que ça devient un peu compliquĂ©. (Note de moi : jâdis ça, mais la moitiĂ© des lecteurs connaissent mieux le secteur que moiâŠ)
Le taf de FSA câest de se porter garant quand quelquâun demande un crĂ©dit. Il doit donc avoir une gestion impeccable, et un triple A des familles. Ensuite, il va lui-mĂȘme demander du pognon Ă des gens en faisant croire que câest pour lui.
Câest-Ă -dire que celui qui prĂȘte de lâargent le fait au rehausseur, et non Ă lâemprunteur final. Il ignore tout du risque. Et mesurer ce risque, câest prĂ©cisĂ©ment celui de FSA, qui va appliquer une marge sur lâemprunteur final.
En gros : tu payes ton anonymat en louant la rĂ©putation dâun mec mieux que toi.
Pour que ça se passe pas trop mal, FSA nantissait des recettes ou des créances de ses clients publics, réputés toujours solvables.
Hyper cool non ?
Ouais.
Sauf que⊠avec le bordel des subprimes, il a Ă©tĂ© dĂ©couvert quâen fait, pour gagner un peu plus de pognon, FSA avait aussi investi dans des obligations merdiques, et sâĂ©tait portĂ© garant de crĂ©ances bien crados.
DĂ©but 2008, Dexia doit coller 500M⏠dans FSA pour sauver la boite. La banque parle âdâopportunitĂ©s qui ont Ă©mergĂ©â3, alors quâelle sait pertinemment que la boite va trĂšs mal.
Bill Ackman, qui deviendra connu un peu plus tard pour une vente Ă dĂ©couvert dâ1mds$ sur la faillite dâHerbalife4, parie contre FSA et sur sa faillite. Cela force Dexia Ă ajouter 5mds⏠dans FSA, qui vient de paumer 421M$ rien que sur le T1 2008.
Pendant ce temps, Ă Vera CruzâŠ
De son cĂŽtĂ© Dexia sait aussi faire ses propres mauvaises affaires, avec notamment plusieurs millions dâeuros prĂȘtĂ©s Ă Depfa, banque irlando-allemande qui faisait Ă©galement du crĂ©dit aux collectivitĂ©s. LâĂ©tablissement finira par faire faillite, et sera lâun des dĂ©clencheurs de la crise bancaire irlandaise.
Parce que depuis 2006, lâinternationalisation de Dexia est un Ă©norme bordel Ă la gestion ultra approximative.
Dans le rapport de 2013, la Cour des comptes dézingue le groupe :
« Absence de centralisation des processus, dispersion des activités de marché, vision consolidée imparfaite de la gestion de la trésorerie, défaillances graves dans la gestion des risques de certaines filiales internationales. »
Ambiance.
AprĂšs lâĂ©tĂ© 2008, Dexia doit avouer que câest la merde.
Ses fonds propres sont passés de 16mds⏠à 8,6mds⏠en seulement 6 mois
Le titre sâeffondre et Moodyâs passe sa note Ă C- : non seulement yâa plus de thunes, mais plus personne veut financer.
Et quâest-ce quâon fait quand on est dans la merde, mais que si on coule on fait couler beaucoup de gens ?
On appelle son état !
La Belgique et la France injectent 3mds⏠chacun et le Luxembourg 376MâŹ. Mais surtout les Ă©tats garantissent tous les nouveaux financements Ă hauteur de 150mdsâŹ.
La participation de la France pose grandement question. Outre 1mds⏠de lâĂtat et 2mds⏠de la Caisse des DĂ©pĂŽts, 445M⏠viennent du Fonds dâĂ©pargne lui faisant prendre une position trĂšs importante, avec une forte exposition au risque. Alors que ce nâest pas son mĂ©tier.
Mais Ă toute cette histoire sâajoutent Ă©galement 288M⏠de CNP Assurances qui fout du pognon⊠issu des assurances-vie dâĂ©pargnants français qui ignorent tout du bordel.
Pour couronner le tout, lâopĂ©ration de recapitalisation se fait Ă 9,9âŹ, soit 40% au-dessous du cours de la veille.
Pas vraiment lâopĂ© de lâannĂ©eâŠ
Une famille en or
Clairement mis en cause pour leur gestion, les tĂȘtes dirigeantes sont Ă©tonnement Ă©pargnĂ©es.
Quatre administrateurs, dont François Rebsamen (alors conseiller général de la CÎte-d'Or et futur sénateur et ministre), démissionnent.
Mais plusieurs réclament⊠une indemnité.
Axel Miller, DG et prĂ©sident du directoire, exige 3,7M⏠pour se casser. La France sây oppose⊠mais lui accorde un an de salaire, soit 825KâŹ.
De son cĂŽtĂ©, Pierre Mariani, arrivĂ© en 2008 pour remplacer le prĂ©sident du ComDir sâĂ©tait augmentĂ© de 30% : 1M⏠+ 2,25M⏠de bonus, quand Axel Miller nâavait le droit quâĂ 1,8M. Il aura le droit Ă 675K⏠pour se barrer.
Sâajoute pour toute la bande une âretraite chapeauâ qui ne sera jamais remise en cause.
Lâancien prĂ©sident Pierre Richard bĂ©nĂ©ficiait de 600 000⏠de retraite par an, montant rĂ©duit de moitiĂ© depuis 2013. Plus de 11M⏠ont Ă©tĂ© provisionnĂ©s dans les comptes de Dexia.
Une belle retraite qui profitera Ă©galement Ă Jean-Luc Dehaene (ancien premier ministre de Belgique), prĂ©sident du conseil dâadministration et bourgmestre de Vilvorde de 2000 Ă 2007. Lâinformation a son importante parce quâen octobre 2011, quelques jours avant son futur effondrement, la ville fait un retrait dâ1M⏠de son compte Dexia.
Ă la recherche du temps perdu
LâactivitĂ© est peu Ă peu dĂ©mantelĂ©e, mais ça ne suffit pas Ă calmer les marchĂ©s : lâaction perd 90% de sa valeur en 1 an, juste avant que Dexia annonce 3,3mds⏠de perte pour 2008.
En mars 2009, alors quâun plan de restructuration est annoncĂ©, le cours fait -20% en une seule journĂ©e.
Pendant un an, Dexia tente de restructurer son activité pour limiter son risque.
MalgrĂ© des communiquĂ©s tentant de rassurer sur sa santĂ©, lâentreprise sort de la cote fin 2010 et continue dâaggraver sa situation, notamment Ă cause de la crise de la dette euro.
Fin 2011, Dexia annonce des mesures âvisant Ă stabiliser la situation de liquiditĂ© du groupeâ selon les mots utilisĂ©s par ses communicants sur WikipĂ©dia. La Cour des comptes est plus sĂ©vĂšre :
« Le dépÎt de bilan de la banque a été écarté en raison des effets considérables que cette décision aurait produits. »
La rĂ©alitĂ© est plus prosaĂŻque que les doux mots du service commâ de Dexia : devant la faillite, les Ă©tats nationalisent la banque et stoppent ses activitĂ©s. Outre le risque systĂ©mique dâune faillite, Dexia se serait massivement endettĂ© jusquâĂ possiblement dĂ©stabiliser tout le marchĂ© obligataire.
La banque des collectivités devient Belfius contre 4mds⏠de la Belgique ;
Les encours français sont repris par la Caisse des DépÎts et La Banque Postale ;
La banque luxembourgeoise est vendue Ă lâĂtat du Luxembourg ;
La banque canadienne est vendue Ă la Banque Royale du Canada ;
La gestion dâactifs part chez le Turc DenizBank.
LâidĂ©e des Ă©tats est claire : une gestion extinctive, câest-Ă -dire de gĂ©rer les 250mds⏠de crĂ©dit jusquâĂ leur terme. Et fermer Dexia.
Montant de la facture :
6,6mds⏠pour la France
Au moins autant pour la Belgique
This is the end, my only friend
Pour continuer les activités, les pays créent une nouvelle banque. Enfin si je le dis en une phrase, en vrai ça prend 2 ans.
Sur son site, Dexia indique aujourdâhui que sa mission est de
« GĂ©rer lâextinction et assurer le refinancement dâun bilan dâune grande complexitĂ©, afin d'Ă©viter tout risque systĂ©mique. »
Tout un programme.
Mi-2023, il restait encore 31mds⏠de crĂ©dits en cours gĂ©rĂ©s par⊠plus de 500 personnes ! Parce que oui, 10 ans aprĂšs sa mort, Dexia est toujours une banque-lĂ©gume qui continue dâexister en attendant sa mort programmĂ©e.
Ces derniÚres semaines, Dexia a cédé une partie de son portefeuille à Mount Street puis Arkéa.
Depuis le 1er janvier 2024, Dexia nâa plus dâagrĂ©ment bancaire, et la derniĂšre fusion, entre les activitĂ©s françaises et italiennes, devrait avoir lieu cette annĂ©e.
Quand à ses cadres, dirigeants et administrateurs, aucun ne sera jamais inquiété.
Axel Miller a quitté la finance et rejoint la politique ;
Jean-Luc Dehaene a fini sa carriÚre au parlement européen ;
Pierre Mariani a rejoint le Fonds Héllenique de Stabilité FinanciÚre, et dirige maintenant la banque Audi ;
MichÚle Colin, directrice de la conformité, est toujours chez Dexia. Elle a été entendue en 2016 lors de la citation de Dexia dans les Panama Pappers ;
François Rebsamen a Ă©tĂ© ministre de lâIntĂ©rieur ;
Christophe Béchu est actuellement ministre.
Il nây a toujours pas de date estimĂ©e pour la fermeture de Dexia.
Rapport du Conseil fédéral sur la stabilité des banques, 10 avril 2024
Dexia : un sinistre coûteux, des risques persistants, Cour des comptes, 18 juillet 2013
"Des opportunités ont émergé", interview de Frédéric Buzaré, responsable de la gestion actions chez Dexia AM., La Tribune, 15 juin 2010
Dexia prĂȘte 5 milliards de dollars Ă son rehausseur de crĂ©dit FSA, Les Echos, 24 juin 2008




Ca ferait un bon scenario de film