💥 Grenfell : 72 morts pour quelques économies...
Comment une régie publique a fait ses économies sur la sécurité des locataires.
Bonjour,
Après des mois d’attente, et près de 18 mois de contrôle, la deuxième sanction de Novaxia est finalement tombée :
400K€ pour Novaxia ;
100K€ pour Joachim Azan, qui n’a pas été jugé dirigeant de fait.
Interrogés plusieurs CGP et patrons de société gestion se disent surpris de la mollesse des sanctions. Surtout maintenant que les performances de Novaxia deviennent publiques et que les pertes sont abyssales sur certains véhicules, alors des jolies erreurs dont on reparlera dans une prochaine newsletter.
Au point que selon des documents que j’ai pu consulter, au moins deux plaintes1 ont été déposées à l’encontre de Novaxia, dont une pour “information trompeuse relative aux honoraires de gestion” ou encore “rétention d’informations essentielles”.
Mais cette semaine, c’est Zero Bullshit qui passe au tribunal, assigné pour diffamation par Laurent Villa, pour une newsletter sur Tudigo, publiée au printemps dernier.
Deux sujets immo qui n’ont rien à voir avec le sujet de la semaine, lui aussi immobilier.
Bonne lecture !
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🌙Un beau jour, ou peut être une nuit
C’est une nuit comme Londres en compte des milliers. Tiède, tranquille, sans histoire. Le 13 juin s’achève, le 14 commence, et personne ne fait la différence. Dans les rues de North Kensington, les réverbères éclairent des trottoirs vides. Les fenêtres sont éteintes. Derrière les murs de la Grenfell Tower, 24 étages de béton plantés là depuis 1974, des gens dorment. Des enfants, des vieux, des familles entassées dans des deux-pièces, des locataires qui se lèveront à l’aube pour aller travailler. Rien ne distingue cette nuit des autres. Rien, sauf ce qui va suivre.
À 00h54, Behailu Kebede appelle les pompiers. Dans sa cuisine, au quatrième étage, son réfrigérateur Hotpoint brûle. Un modèle FF175B, fabriqué entre 2006 et 2009, vendu à quelque 64’000 exemplaires. Un frigo comme des millions d’autres. Kebede a été réveillé par son détecteur de fumée. Il a ouvert la porte de la cuisine, vu la fumée sortir de l’appareil, et fait exactement ce qu’on lui avait appris : alerter ses voisins, frapper aux portes, appeler le 999. Il quitte l’immeuble sans son portefeuille, sans ses clés. Il ne sait pas encore qu’il ne remontera jamais chez lui.
Les premiers camions arrivent à 00h59, cinq minutes après l’appel. Les pompiers entrent dans l’appartement 16 à 01h07, fouillent les chambres, cherchent des victimes. Ce n’est qu’à 01h14 qu’ils ouvrent la porte de la cuisine. Rideau de flammes. Mais le problème n’est déjà plus là. Le feu a quitté la pièce, il est sorti par la fenêtre. Et dehors, il a trouvé quelque chose.
Des panneaux : du métal en surface, du plastique à l’intérieur. Le feu ne sait pas que ça s’appelle du polyéthylène, que c’est hautement inflammable, que ça a été posé un an plus tôt pour « améliorer » la tour. Le feu ne sait rien. Il monte.
À 01h21, il atteint le onzième étage. À 01h30, le sommet. Vingt étages en 36 minutes.
Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. La tour de 1974 était construite pour contenir un incendie. Chaque appartement formait un compartiment coupe-feu : un feu chez vous restait chez vous, les pompiers intervenaient, les voisins dormaient. Ce principe fonctionnait, à une condition : que le feu ne puisse pas contourner les murs par l’extérieur. Les panneaux posés en 2016 ont changé ça. Ils ont donné au feu une route verticale. Il l’a prise.
À 02h00, plusieurs étages brûlent en même temps. À l’intérieur, des gens dorment encore, d’autres appellent le 999. On leur dit de rester chez eux, c’est la consigne. On y reviendra. À 03h30, la tour entière est embrasée. Le feu ne sera maîtrisé que le lendemain. 72 personnes sont mortes cette nuit-là, d’un enfant à naître à une femme de 84 ans. Des familles entières. Des voisins qui se connaissaient depuis des décennies.
Dehors, les voisins regardent. Ceux des maisons à 8M£, à deux kilomètres au sud. Ceux qui n’avaient jamais vu cette tour, ou qui faisaient semblant. Parce que la Grenfell Tower se trouve dans le Royal Borough of Kensington and Chelsea (RBKC), le borough le plus riche de Londres. Mais elle est surtout à North Kensington, dans le ward de Notting Dale, parmi les 10% les plus défavorisés d’Angleterre. Dix-huit ans d’espérance de vie en moins que les quartiers sud. Même borough, autre monde. Au XIXe siècle, on élevait des porcs ici, dans la boue. W.H. Wills, dans Household Words, la revue de Dickens, décrivait l’endroit comme un « foyer de peste ». On a rasé les taudis, on a construit des tours. La misère a changé de forme, pas d’adresse.
💥Keep calm and restez chez vous
Cette nuit-là, le feu ne tue pas seul. Une règle censée protéger devient une consigne mortelle.
À 01h09, le feu sort de l’appartement 16 et commence à grimper la façade. Les appels au 999 arrivent. Des résidents signalent de la fumée, des flammes visibles par leurs fenêtres. Les opérateurs leur répondent de rester chez eux, de fermer les portes, d’attendre les secours.
À 01h27, le feu atteint le sommet de la tour. À 01h31, il commence à gagner la face nord. Dès 01h33, les pompiers reçoivent des appels de résidents qui signalent être piégés. À 01h42, le London Ambulance Service déclare un Significant Incident. Les opérateurs continuent de répéter la même consigne. Restez chez vous. Fermez les portes. Attendez les secours.
La consigne s’appelle le Stay Put. C’est une doctrine officielle, inscrite dans les guidelines nationales britanniques, appliquée dans tout le Royaume-Uni depuis des décennies. Le principe : dans un immeuble compartimenté, un feu reste contenu dans l’appartement où il se déclare. Les murs tiennent. Les portes coupe-feu résistent 30 à 60 minutes. Le temps que les pompiers interviennent, vous êtes plus en sécurité chez vous que dans un escalier saturé de fumée et de gens paniqués. C’est rationnel. C’est prouvé. C’est validé par l’État. Les opérateurs qui donnent cette consigne ne prennent pas une mauvaise décision. Ils appliquent la seule règle qu’on leur a apprise. Ils n’ont aucune information qui leur dirait de faire autrement.
Sauf que le feu, lui, ne suit pas la règle. Il ne reste pas contenu. Il monte. Il se propage. Il contourne. Et pendant qu’il avance, la doctrine, elle, ne bouge pas. Il n’existe pas de plan B. Pas de doctrine alternative prête à être activée. Pas de scénario prévu pour un feu qui se comporterait différemment. Pas de formation des opérateurs à autre chose que le Stay Put. Barbara Lane, ingénieur sécurité incendie chez Arup, auditionné lors de la future enquête le souligne : au Royaume-Uni, aucune obligation légale n’impose un système automatique de détection et d’alarme dans tous les immeubles de grande hauteur. À Grenfell, il n’y avait pas de panneau de contrôle incendie permettant de communiquer une évacuation. Même si la stratégie change, la tour ne permet pas de l’annoncer. Le Stay Put est la seule règle disponible. Quand elle ne fonctionne pas, le système est nu.
Plusieurs éléments indiquent que le Stay Put avait cessé d’être protecteur bien avant sa révocation formelle. Ce que Lane décrit dans un rapport officiel : dès 01h20, les lobbies sont envahis de fumée noire. À 01h40, l’escalier est enfumé. Autour du 10e étage, les témoignages parlent d’une chaleur « bouillante ». Mais sur le moment, personne n’a de vision globale. Les opérateurs ne voient pas le feu. Certains disent encore aux résidents que l’incendie est confiné au 4e étage alors qu’il a déjà atteint le sommet. Les pompiers sur place luttent contre un incendie qui dépasse tout ce qu’ils ont connu. Les commandants se relaient. L’information circule mal. Et la règle continue de s’appliquer, parce qu’il n’y en a pas d’autre.
L’ordre d’évacuation générale n’est donné qu’à 02h47. Presque deux heures après le début. La révocation est progressive : la control room commence à changer de consigne vers 02h35, puis Andy Roe, Assistant Commissioner de la London Fire Brigade, officialise la décision. Il considère la doctrine comme « absolument insoutenable » à ce stade. Il donne un ordre inverse parce qu’il estime qu’aucun appartement au-dessus du 4e étage ne peut plus être considéré comme survivable. C’est le mot qu’il emploie. Survivable. Comme si on parlait d’un crash d’avion, pas d’un immeuble d’habitation.
À 01h31, 110 personnes sur 297 présentes dans la tour avaient réussi à sortir. À 01h50, elles étaient 168. Beaucoup en ignorant les consignes. Parce qu’on ne change pas en quelques minutes une consigne assenée pendant des décennies.
D’autant que le Stay Put avait fonctionné pendant des décennies. Cette nuit-là, il ne fonctionne plus. Cette règle n’a pas été conçue pour ce bâtiment tel qu’il était devenu.
Plan d’intervention des pompiers
🏢My Last Renov’
La doctrine Stay Put repose donc sur un principe : le feu reste contenu dans l’appartement où il démarre. C’est vrai pour un immeuble construit en 1974, avec des murs en béton et une façade inerte. Ce n’est plus vrai pour un immeuble dont la façade a été modifiée. Dont Grenfell Tower.
En 2012, le RBKC a un problème de 67 mètres de haut. La tour est visible depuis les zones de conservation d’Avondale et de Ladbroke. Elle est grise, massive, et elle détonne. Dans les documents de planification, on peut lire que les travaux permettront d’« améliorer son apparence, notamment vue depuis les zones environnantes ». Une membre du conseil, Jane Trethewey, écrit qu’il s’agit d’empêcher Grenfell de « ressembler à un cousin pauvre » à côté de la nouvelle école qu’on construit juste à côté. On va donc habiller la tour. Reste à savoir combien ça coûte.
E-mail de Jane Trethewey
Le budget initial tourne autour de 10M£. La première entreprise contactée, Leadbitter, revient avec un devis à plus de 11M£. Trop cher. On relance un appel d’offres. En mars 2014, c’est finalement Rydon qui remporte le contrat avec une offre à 9,2M£. Sauf que le budget réel, celui que KCTMO, l’organisme de gestion du parc, est prêt à dépenser, c’est 8,4M£. Il manque 800K£. Il va falloir les trouver quelque part. Avant même l’attribution officielle du contrat, des responsables de KCTMO organisent une réunion « offline » avec Rydon pour discuter des pistes d’économies. Malgré la mise en garde du cabinet Trowers & Hamlins, qui précise qu’il serait illégal de négocier avant la fin du processus. Un email interne de Rydon résume l’ambiance2 :
« On nous a informés officieusement qu’on est en pole position. »
Ce qui va amener à des choix graves de conséquences.
Les architectes de Studio E avaient prévu des panneaux en zinc pour la façade. Le zinc est durable. Mais le zinc coûte cher. Harley Facades, le sous-traitant façade, propose une alternative : des panneaux ACM, aluminium composite. L’économie est documentée : 293’368£. C’est suffisant pour boucler le budget. C’est ce qu’on choisit. Ce qu’on ne dit pas à KCTMO, c’est que l’économie réelle dépasse les 400K£. Rydon garde la différence pour couvrir une erreur de chiffrage de 212K£ dans son propre devis. Simon Lawrence, responsable du contrat chez Rydon, l’admettra plus tard à l’enquête publique. Quand l’avocat lui demande si Rydon a délibérément sous-estimé les économies pour empocher la différence, il répond : « Oui. Oui. »
Pourtant, les conséquences n’étaient pas complètements inconnues.
Le 12 novembre 2014, Claire W., chef de projet chez KCTMO, envoie un email. Elle demande des précisions sur la résistance au feu du nouveau bardage. Elle écrit avoir eu « un moment Lakanal », en référence à un incendie dans une tour londonienne quelques années plus tôt. Une inquiétude personnelle, glissée dans un échange technique. Mais aucune trace d’une réponse traitant le fond n’a été produite. Le chantier continue.
Mais finalement, la rénovation s’achève mi-2016. Nouvelles fenêtres, nouveau système de chauffage, nouvelle façade. Nick Paget-Brown, président du conseil, publie un communiqué.
« C’est remarquable de voir de ses propres yeux à quel point le bardage a rehaussé l’apparence extérieure de la tour. »
Le problème de 67 mètres est réglé.
Ouf.
❤️🔥Burn to be wild
Jusqu’ici, on pouvait encore parler de contraintes budgétaires, d’arbitrages serrés, de décisions prises sous pression. À ce stade, on pouvait encore se raconter que personne ne savait vraiment. Désormais, ce n’est plus possible. Le risque n’est plus une hypothèse. Il est identifié, documenté, décrit dans des emails internes. Et il circule.
Dans la pratique commerciale britannique, le Reynobond PE était le produit proposé presque systématiquement pour les chantiers de façade. Lorsqu’un client contactait Arconic pour des panneaux de façade, c’est celui-là qui arrivait en premier. Pas parce qu’il était meilleur. Pas parce qu’il était plus adapté. Parce qu’il était moins cher. Et dans un appel d’offres, c’est le moins cher qui gagne. Deborah French, directrice commerciale pour le UK, l’a expliqué sans détour devant des enquêteurs 3 :
« Les discussions ne portaient jamais sur autre chose que le PE. »
Quand on lui a demandé si elle avait déjà vendu la version ignifugée, la FR, Deborah French a hésité. Puis elle a répondu que non. Pas une seule fois, de mémoire. En Allemagne, c’était l’inverse : le FR était la norme. Au UK, il n’existait presque pas.
Le PE de Reynobond PE, c’est le polyéthylène. Du plastique, pris en sandwich entre deux feuilles d’aluminium. Le FR, c’est la même architecture, avec un noyau ignifugé. Trois lettres de différence sur un bon de commande. Deborah French savait que le polyéthylène brûlait. Elle ne le précisait pas aux clients. Elle considérait que c’était « évident ».
Restait une décision technique. Comment fixer les panneaux. Deux options. La version dite « face-fixed », rivetée directement sur le mur. Et la version « cassette », pliée, suspendue sur des rails, sans rivets apparents, plus lisse. Rydon, le contractant principal, privilégiait la version rivetée. Elle coûtait moins cher. Mais le service urbanisme du RBKC a fait savoir que les rivets visibles posaient un problème esthétique. On craignait qu’ils rouillent. On voulait une façade plus propre. La version cassette a été retenue.
Ce qui n’a pas été mentionné, c’est que des tests internes menés par Arconic en 2011 montraient que cette version cassette présentait un comportement au feu nettement plus dangereux que la version rivetée. Propagation plus rapide. Libération d’énergie plus élevée. Production de fumées accrue. Le système finalement posé sur Grenfell n’était donc ni le plus sûr, ni le moins cher. Il était simplement le plus acceptable visuellement.
Avant Grenfell, Deborah French avait aussi reçu des messages de concurrents décrivant l’effet cheminée des panneaux PE en façade. Le feu qui court de bas en haut, ou inversement, en quelques minutes. Elle les avait transmis en interne. L’information avait circulé. Elle n’avait rien changé.
Chez Arconic, d’autres emails circulaient. Claude Wehrle, responsable technique, envoyait des alertes à sa hiérarchie depuis des années. En juillet 2009, il avait transmis des photos d’un incendie en Roumanie impliquant des panneaux PE, avec un mot. Dangereux.
Un avis repartagé en 2012, puis en 2013 partagé par Deborah French. Sans réaction.
Puis en juin 2015, alors que le Reynobond PE était en cours d’installation sur Grenfell Tower, Wehrle écrivait :
« Le PE est DANGEREUX sur les façades, et tout devrait être transféré vers le FR de toute urgence. »
Puis il ajoutait, avec un smiley :
« C’est un avis technique et anti-commercial, semble-t-il. »
Quelques mois plus tard, il revenait à la charge :
« On doit vraiment arrêter de proposer du PE en architecture. On est dans la confidence, et je pense que c’est à nous d’être proactifs. »
Ces emails n’étaient pas des lanceurs d’alerte. C’étaient des notes internes, rangées dans des dossiers, lues par des gens qui n’avaient pas le pouvoir de changer la politique commerciale, ou qui ne le voulaient pas.
Il existait pourtant des documents publics. La brochure commerciale d’Arconic destinée au marché européen contenait un schéma explicite :
PE pour les bâtiments de moins de 10 mètres.
FR jusqu’à 30 mètres.
Au-delà, un matériau incombustible.
Grenfell Tower mesurait 67 mètres.
La brochure était accessible à quiconque prenait la peine de la lire. Elle n’a jamais été traitée comme une contrainte. Elle existait comme une recommandation parmi d’autres, noyée dans la documentation technique.
Mais il y avait aussi un précédent. En 2012, un incendie s’était déclaré dans un appartement de la tour Taplow, sur le Chalcots Estate à Camden. Le bâtiment était équipé du même type de bardage ACM. Le sous-traitant façade était Harley Facades. Le contractant principal, déjà, était Rydon. Après l’incendie, Harley Facades avait rédigé un rapport. Les barrières coupe-feu autour des fenêtres avaient fonctionné. Le feu ne s’était pas propagé d’un appartement à l’autre.
Stephen Blake, directeur de Rydon sur le projet Grenfell, figurait sur la liste de diffusion du rapport. Il avait visité l’appartement sinistré. Il avait été photographié en train de montrer du doigt les barrières coupe-feu intactes. Il ne pouvait rien ignorer. Mais personne, ensuite, n’a vérifié si des dispositifs équivalents existaient à Grenfell. Et spoiler : ils n’existaient pas.
Le bon de commande a été signé. Le matériau a été livré. Les équipes de Harley Facades ont commencé l’installation. Dans les bureaux d’Arconic, les emails de Claude Wehrle sont restés dans les archives. Chez Studio E, personne n’a rouvert la brochure européenne. Au KCTMO, personne ne savait qu’il existait plusieurs versions d’un même produit.
Le PE était conforme.
Il était budgété.
Il était posé.
Le dossier est passé au suivant.
🙄Laisser-passer A38
Le certificat BBA 08/4510 tient sur quelques pages. Il est daté du 14 janvier 2008. Il concerne les panneaux Reynobond PE fabriqués par Arconic. Et il contient une formule laconique
« May be regarded as having a Class 0 surface »
Cette phrase, imprimée sur un document officiel tamponné par le British Board of Agrément (BBA), va hanter des experts pendant des années. Mais elle rassure les architectes, les maîtres d’ouvrage, les contrôleurs. Elle permet de poser ces panneaux sur Grenfell Tower en 2015, 7 ans après sa rédaction, sans que personne ne demande si quelque chose avait changé entre-temps.
Quelque chose avait changé.
Mais le certificat, lui, était toujours là.
Pour comprendre comment un produit dangereux devient légal, il faut comprendre comment fonctionne la conformité dans le bâtiment britannique. Ce n’est pas un système de preuves. C’est un système de présomptions. On ne démontre pas qu’un assemblage complet est sûr. On accumule des éléments qui, pris séparément, semblent acceptables. Un essai partiel. Une classification de surface. Une extrapolation d’un produit vers un autre. Un certificat qui dit « may be regarded ».
Chaque pièce du dossier paraît solide. Personne n’est tenu de vérifier ce qui se passe quand on les assemble. Une façade peut afficher une bonne classe en surface et devenir, une fois montée, un accélérateur de propagation. La « réaction au feu » d’un matériau et la « résistance au feu » d’une structure sont deux notions distinctes. Le système permet de ne pas trop s’attarder sur la différence.
Le professeur Luke Bisby, expert en ingénierie du feu à l’Université d’Édimbourg, l’a détaillé4. Sur la façade de Grenfell, plusieurs matériaux combustibles n’avaient jamais été évalués. Des panneaux isolants en mousse polyuréthane antérieurs à la rénovation. Des joints en caoutchouc synthétique reliant les fenêtres à la structure. Des cadres en uPVC susceptibles de fondre et de propager les flammes. La conformité portait sur des pièces. La façade réelle était une addition de combustibles que personne n’avait testés ensemble.
Ce système n’est pas un accident. Il est conçu pour fonctionner ainsi. Et il fonctionne très bien pour ceux qui savent s’en servir.
Arconic connaissait les risques. Les emails internes, les alertes techniques, les reclassifications successives, tout est documenté. La question n’est pas ce que Arconic savait, mais ce que le cadre réglementaire lui permettait de faire avec cette connaissance. En janvier 2014, l’entreprise reclasse officiellement son produit au niveau E, le plus bas. Les équipes commerciales reçoivent l’instruction de ne plus utiliser le classement B. Mais personne ne prévient le BBA. Personne ne retire le certificat 08/4510. Personne n’écrit aux clients qui ont déjà acheté le produit.
Ce n’est pas un oubli. C’est une stratégie. Le certificat continue de circuler. Et il continue de rassurer. Le rapport final utilise une formule précise : Arconic a cherché à « exploit what it perceived to be a weak regulatory regime in the UK »5. Exploiter un régime réglementaire perçu comme faible. Le mot clé est « perçu ». Arconic n’a pas créé la faille. Elle existait déjà. L’entreprise s’est contentée de la voir et de l’utiliser.
Barbara Lane a confirmé6 devant pendant l’enquête qu’il n’existait aucune preuve que l’équipe de conception, le contrôle du bâtiment du RBKC, ou les évaluations de risque du gestionnaire et des pompiers aient jamais évalué la performance au feu du système de façade dans son ensemble. L’assemblage réel n’était dans le périmètre de personne. Ou de tout le monde, au choix.
Mais avec Celotex, on franchit une étape supplémentaire.
Celotex fabrique l’isolant RS5000, celui qui va recouvrir la quasi-totalité de la façade de Grenfell. Le 14 février 2014, le produit passe un test de feu normalisé. Le feu atteint le sommet du dispositif en 26 minutes. Le test est arrêté. Échec. Trois mois plus tard, Celotex recommence. Cette fois, la configuration testée a été modifiée. Des panneaux de magnésie de 6 mm, un matériau non combustible, ont été ajoutés. Le test passe.
Extrait de l’audition d’un cadre de Celotex
C’est ce test qui change tout. Parce que Celotex obtient une classification BR135, le sésame pour les immeubles de grande hauteur. La documentation commerciale est refaite. Le produit est désormais présenté comme « acceptable for use in buildings above 18 metres ». Les fiches techniques circulent. Les appels d’offres sont remportés. Harley Facades, le sous-traitant de Grenfell, reçoit cette documentation et s’en sert pour justifier son choix. Personne ne sait que le test a été passé avec des panneaux de magnésie qui ne seront jamais installés sur les chantiers.
Un ancien chef de produit chez Celotex, l’a reconnu et a parlé de « fraud on the market ». Il a expliqué qu’il savait qu’il devrait mentir pour un gain commercial. Il pensait que c’était la pratique standard. Debbie Berger, qui lui a succédé, a découvert les photos du test dans ses documents de passation. Elle a annoté l’image d’un simple « WTF ». Elle n’a rien dit. Le produit est resté sur le marché jusqu’à neuf jours après l’incendie.
Jusqu’à ce qu’un frigo prenne feu.
🙃Not my fault
Il y a une expression anglaise que l’enquête Grenfell a remise au gout du jour : « merry-go-round of buck-passing »7. Le manège du renvoi de balle. Une image presque légère, de fête foraine, équivalent de la patate chaude de nos openspaces. Elle désigne pourtant quelque chose de très précis : une structure où chaque acteur peut, sans mentir frontalement, désigner le suivant comme responsable.
Pour comprendre, il faut regarder comment un projet de rénovation publique s’organise au Royaume-Uni. Il y a un propriétaire, le conseil municipal. Il y a un gestionnaire délégué, KCTMO. Il y a un appel d’offres. Un contractant principal remporte le marché. Qui sous-traite. Parfois à des sous-traitants qui sous-traitent à leur tour. Des consultants interviennent sur des points techniques. Chacun a son périmètre contractuel. Chacun a ses limites de responsabilité. Et chacun, par définition, ne répond que de ce qui est écrit dans son contrat.
Rydon remporte le marché Grenfell en 2014 avec une offre à 9,2M£, la moins chère des trois finalistes. « Le chef d’orchestre d’un grand orchestre varié », selon un proche du dossier. L’image est parlante. Un chef d’orchestre coordonne, supervise, donne le tempo. Mais à Grenfell, le chef d’orchestre ne lisait pas les partitions.
Le chef de projet Rydon affecté au chantier n’avait jamais travaillé sur du bardage. C’était même… son premier poste à ce niveau de responsabilité. Il a expliqué ne pas connaître le Approved Document B, le texte réglementaire central en matière de sécurité incendie au UK. Pourtant son CV joint à l’appel d’offres, affirmait pourtant qu’il « coordonnait la conception et la gestion des sous-traitants »8. En réalité le CV avait été rédigé… par l’équipe marketing.
Mais ce n’est pas une anomalie. C’est le fonctionnement normal du système. Le contractant principal remporte le marché, puis délègue l’exécution à des spécialistes. Les spécialistes s’appuient sur les certifications des fabricants. Les fabricants renvoient vers des résultats de tests. Les tests sont réalisés dans des configurations qui ne correspondent pas aux conditions réelles. Et à aucun moment, personne n’a pour mission contractuelle de vérifier que l’ensemble, une fois assemblé, tient debout.
L’enquête documente un exemple précis de ce mécanisme. Rydon a promis à cinq reprises de nommer des conseillers en sécurité incendie pour le projet. Cinq fois. Mais ça n’a jamais été fait. Pire : lorsque le type de bardage a été modifié en cours de chantier, Rydon a expliqué que la conformité des matériaux relevait des fabricants. Harley Facades, le sous-traitant façade, a répondu que le choix des produits ne lui appartenait pas. Studio E, l’architecte, a rappelé qu’une fois le contrat attribué, la responsabilité de conception revenait au contractant principal. Michael Mansfield, l’avocat des familles, a résumé l’ensemble par une formule : un « mur d’obfuscation »9.
Pendant ce temps, les résidents alertaient. Le Grenfell Action Group a publié au moins huit articles entre 2014 et 2017 sur les risques d’incendie dans la tour. En novembre 2016, ils écrivaient que seul un « événement catastrophique » permettrait de mettre en lumière les défaillances de leur bailleur. Le problème, c’est que dans l’architecture contractuelle du projet, les résidents n’existaient pas comme parties prenantes. Ils n’avaient aucun canal formel pour faire remonter des alertes techniques. Ils n’étaient pas consultés sur les choix de matériaux. Lorsqu’ils se plaignaient, ils étaient perçus comme une gêne. Un responsable de chantier les a qualifiés de « rebels » dans un email interne. Un autre a suggéré qu’un résident « inventait peut-être tout cela pour servir son propre agenda ».
Le mépris n’était pas individuel. Il était structurel. Dans ce système, les habitants d’un immeuble ne sont pas des interlocuteurs. Ce sont des occupants. Après tout, comment des pauvres pourraient avoir un avis pertinents sur leur immeuble ?
Le rapport final de l’enquête, publié en septembre 2024, fera près de 1’700 pages pour démêler cet enchevêtrement. Il conclura que tous les acteurs ont contribué à la catastrophe, « dans la plupart des cas par incompétence, mais dans certains cas par malhonnêteté et cupidité ».
Tous.
Le gouvernement, le conseil municipal, le gestionnaire, l’architecte, le contractant, les sous-traitants, les consultants, les fabricants, les organismes de contrôle, les pompiers.
C’est la logique du système. Chaque maillon est protégé par son périmètre. Chaque contrat limite l’exposition de celui qui le signe. Chaque délégation transfère le risque au suivant. La structure fonctionne très bien pour ceux qui y participent. Elle ne protège simplement pas ceux qui vivent à l’intérieur.
☁️Partis sans avoir tout dit
72 morts. Le chiffre est sorti progressivement, parce que les corps ont mis du temps à être identifiés. Certaines familles ont attendu des mois. Des analyses ADN, des dossiers dentaires. 72 personnes, de 6 mois à 84 ans, plus un bébé mort-né. 19 nationalités. Des familles entières décimées : six membres de la famille Choucair, cinq de la famille Hashim au 22e étage. 18 enfants.
La plupart sont morts par asphyxie. Pas par les flammes directement, mais par ce que l’ensemble de la façade dégageait en brûlant. En combustion, le système de bardage et d’isolation a produit des gaz asphyxiants, notamment du monoxyde de carbone et du cyanure d’hydrogène. Richard Hul, a comparé l’intensité des émanations à « quatre camions-citernes remplis d’essence brûlant en même temps sur la façade ». Les fumées toxiques remplissaient les couloirs et les appartements bien avant que les flammes n’arrivent. On meurt les poumons brûlés de l’intérieur, souvent avant même de voir le feu. La plus âgée des victimes vivait à Grenfell depuis plus de trente ans.
Extrait des communications avec les services de secours
La consigne « stay put » était encore active à 2h du matin, alors que le bâtiment brûlait de tous côtés depuis plus d’une heure. Elle n’a été officiellement abandonnée qu’à 2h47. Après ce moment-là, seulement 36 personnes supplémentaires ont pu s’échapper. L’enquête a conclu que l’ordre d’évacuation aurait dû être donné une heure vingt plus tôt.
Sur les 293 personnes présentes dans la tour cette nuit-là, selon l’analyse des images de vidéosurveillance par la police, 223 ont réussi à fuir. Elles ont descendu l’unique escalier dans le noir complet. Plus de 70 blessés. Des centaines de déplacés qui, au petit matin, se sont retrouvés sans rien, parfois en pyjama, parfois pieds nus.
Le 26 juillet 2017, lors de la quatrième réunion publique du Grenfell Response Team, un bénévole local a rapporté qu’au moins 20 tentatives de suicide avaient eu lieu dans le quartier depuis l’incendie. Des pompiers ont été diagnostiqués avec un stress post-traumatique. Les survivants ont été relogés dans des hôtels, parfois pendant des mois. Une famille de quatre personnes dans une chambre. Pas de nourriture halal.
Maria del Pilar Burton avait 74 ans. Elle a été extraite vivante du 19e étage. Elle est morte sept mois plus tard, en janvier 2018. Elle est la 72e victime officielle.
Mais que faire de ce bilan ?
Document de suivi d’intervention des pompiers
💫Slipped away
Le 4 septembre 2024, Sir Martin Moore-Bick publie le rapport final de l’enquête publique sur l’incendie de Grenfell Tower. Sept ans, deux mois et vingt-et-un jours après les faits. Sept volumes, environ 1 700 pages, 58 recommandations. Et une phrase qui résume tout : l’incendie est « l’aboutissement de décennies de défaillances du gouvernement central et d’autres organismes en position de responsabilité dans l’industrie de la construction ». Décennies. Le mot est dans le rapport.
Le rapport nomme Arconic, Celotex, Kingspan, Rydon, Studio E, le RBKC, le KCTMO, les bureaux de contrôle, les organismes de certification, l’État britannique. Il parle de « malhonnêteté systématique » des fabricants. Il décrit un mécanisme où l’information était disponible, non traitée, répétée, puis normalisée. Tout est documenté. Tout est public. Et maintenant ?
Ici, une précision s’impose. En février 2020, l’Attorney General Suella Braverman a accordé un « undertaking » à l’enquête : les témoignages oraux des individus ne pourront pas être utilisés contre eux dans de futures poursuites pénales. C’est la condition pour qu’ils parlent. Sans cette garantie, les avocats des témoins avaient prévenu : leurs clients invoqueraient le droit de ne pas s’auto-incriminer et refuseraient de répondre. Résultat : les révélations ont été possibles, les emails accablants ont été lus à voix haute, les responsables ont décrit leurs choix devant les caméras. Mais leurs propres mots ne pourront pas servir à les condamner. Les documents, eux, restent utilisables. Les entreprises, elles, ne bénéficient pas de cette protection. La vérité judiciaire et la justice pénale ne suivent pas les mêmes règles.
La Metropolitan Police enquête depuis la nuit même de l’incendie. 180 enquêteurs, 19 entreprises et 58 individus identifiés comme suspects potentiels. La Met vise fin 2025 pour soumettre ses dossiers au Crown Prosecution Service, après 12 à 18 mois d’analyse du rapport. Les procès, s’il y en a, ne commenceront pas avant mi-2027. Dix ans après l’incendie.
En parallèle, la réparation financière suit son cours. En avril 2023, un accord est conclu : 150M£ pour environ 900 plaignants. Familles endeuillées, survivants, résidents. L’accord a été négocié en « Alternative Dispute Resolution », sans procès, sans reconnaissance de responsabilité. Arconic paie. Kingspan contribue. Rydon verse sa part. Personne n’admet rien. Les pompiers, eux, ont obtenu 20M£ pour 114 d’entre eux, traumatisés par ce qu’ils ont vu cette nuit-là. L’argent circule, les dossiers se ferment, les entreprises repartent avec leur cotation en bourse intacte.
Reste la réponse politique. Le Building Safety Act de 2022. L’interdiction des matériaux combustibles dans les parois externes, étendue et durcie. Un nouveau régulateur. Des obligations renforcées. Au 31 décembre 2023, six ans et demi après Grenfell, 24% des immeubles de grande hauteur du Building Safety Fund avaient complété la remédiation de leur bardage dangereux. Le gouvernement vise 2029 pour finir. Douze ans après l’incendie.
Une enquête publique qui documente tout. Une enquête policière qui prend dix ans. Des indemnisations sans aveu. Des réformes qui s’appliquent au compte-gouttes. À chaque étape, le système absorbe. Il reconnaît, il indemnise, il légifère, il repousse. Il transforme 72 morts en procédures, en budgets, en calendriers. La vérité est établie, la responsabilité reste diffuse, la justice reste théorique.
En réalité, le système n’a pas échoué à Grenfell.
Il a fonctionné exactement comme prévu.
Et alors que l’enquête débutait à peine, le 5 novembre 2018, deux immeubles vont s’effondrer dans le Noailles à Marseille.
Huit morts.
Deux blessés.
Et toujours des responsabilités que tout le monde refusent de prendre.
Une plainte ne veut pas dire que Novaxia sera poursuivi et encore moins condamné.
Grenfell Tower Inquiry diary week eight: ‘It haunts me that it wasn’t challenged’, Lucie Heath, Inside Housing, 21 juillet 2020
Former Arconic executive tells Grenfell inquiry she knew cladding could burn, Robert Booth, The Guardian, 9 février 2021
New “massively significant” Grenfell inquiry report released, FBU, 13 juin 2022
Grenfell is simply explained: firms chased profits, ministers sat on their hands, innocents paid with their lives, Peter Apps, The Guardian, 4 septembre 2024
Engineer provided ‘substantially wrong’ advice on need to assess cavity barriers in fire strategy, says Grenfell Inquiry expert, Jack Simson, Inside Housing, 29 octobre 2020
‘A merry-go-round of buck-passing’: inside the four-year Grenfell inquiry, Robert Booth, The Guardian, 14 juin 2022
Grenfell Inquiry: Rydon manager says firm was ‘thorough’ in checking work, Jim Dunton, Building, 28 juillet 2020
Fire risk ‘cover-up’ one of ‘greatest scandals of our time’, Grenfell inquiry hears, Robert Booth, The Guardian, 6 décembre 2021











