Bonjour,
Depuis le Covid, le terme « économie réelle » est devenu à la mode, pour parler du bullshit autour de la réindustrialisation que personne ne veut financer, ou des petits commerces que tout le monde veut protéger mais dont personne ne veut payer le vrai prix. Derrière cette mauvaise marotte marketing se cache une espèce d'opposition que personne ne sait vraiment définir à la finance.
La méchante finance. Celle qui est l'ennemi de François Hollande. Brrr.
Pourtant derrière des obligations émises sur les marchés ou la revente de subprimes se cachent les financements de vraies entreprises où travaillent de vraies gens, et des prêts immobiliers de vraies maisons. La financiarisation transforme des murs en papier, puis le papier en octets. À chaque étape, on s'éloigne un peu plus de la brique et du mortier. À chaque étape, on ajoute une couche d'abstraction qui fait oublier qu'au bout de la chaîne, il y a des gens qui vivent dans ces baraques.
À Détroit, on peut désormais acheter pour 50$ un token représentant une fraction d'un taudis qu'on ne visitera jamais. J'en sais quelque chose : j'en ai acheté un.
RealT, la startup qui m'a vendu ce token, a levé 160M$ depuis 2019. Elle possède 2000 logements dans les quartiers les plus pauvres de Detroit. Ses fondateurs parlent de « démocratiser l'immobilier ».
Mais derrière ces termes techniques et ces lignes financières, se cachent les logements de vraies gens.
Et c’est le sujet du jour.
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🛞 Au nord, y’avait les colons
Watergate
Avant Detroit, il y a le détroit. Cette bande d'eau qui file entre le lac Sainte-Claire et le lac Érié. Les Outaouais et les Hurons qui pagayaient dans le coin depuis des siècles l'avaient compris : celui qui tient ce goulet d'étranglement tient les Grands Lacs. Et celui qui tient les Grands Lacs contrôle la moitié du continent.
Antoine de La Mothe Cadillac débarque ici en juillet 170112. Aristocrate gascon, ancien commandant du Fort de Buade, il a flairé le bon coup. Il plante le Fort Pontchartrain du Détroit sur la rive nord3, en référence au comte du même nom, ministre de la Marine. Mais Cadillac se fout de la gloire du Roi-Soleil. Ce qui l'intéresse, c'est le business de la fourrure. Et surtout, la terre.
Son coup de génie : distribuer les terres en rubans étroits perpendiculaires à la rivière. Des parcelles de 200 pieds de large sur 3 miles de profondeur, adaptation du système seigneurial français au Nouveau Monde4. Chaque colon obtient un accès direct à l'eau (le transport, le commerce, la vie) et une bande de terre qui s'enfonce dans les bois. Chaque lot vaut de l'or. Detroit est dès l'origine une ville pensée comme un produit immobilier fractionné, découpé en lanières échangeables.
En quelques années, ça prend. Les champs de blé grignotent la forêt. Les colons font venir leurs familles, Cadillac fait débarquer des femmes de Montréal et de Québec. Les villages hurons et outaouais se collent au fort pour profiter du commerce. Les canots chargés de peaux descendent des pays d'en haut. Dans ce monde où se mélangent le français des coureurs de bois et les langues algonquiennes, Detroit devient le verrou sur la route des fourrures.
Mais surtout, les concessions se revendent, se subdivisent, se négocient. Un marché secondaire naît. Les actes notariés s'accumulent. La propriété foncière devient le vrai pouvoir. Cadillac comprend avant tout le monde que la vraie richesse, ce n'est pas ce qui transite par Detroit, c'est Detroit elle-même. La terre. Les titres de propriété. Le foncier.
En 1710, Cadillac est nommé gouverneur de Louisiane. Sa gestion controversée lui vaudra des accusations et une brève incarcération en 1717. La ville qu'il a créée lui survivra, mais elle va changer de mains comme un titre de propriété.
1760. La Nouvelle-France s'est fait laminer. Le major Robert Rogers débarque, le drapeau français descend, l'Union Jack monte. Les marchands écossais s'installent. Fini les concessions royales, place aux transactions commerciales.
Le bordel juridique s'installe. Un tribunal britannique essaie de faire cohabiter la common law avec le droit coutumier de Paris. Un colon français vend sa terre à un marchand écossais. Selon quel droit ? Les avocats se frottent les mains. Detroit devient un cauchemar cadastral.
En 1796, les Américains prennent enfin possession après treize ans de flou. Au tournant du XIXe siècle, 2’500 habitants s'entassent. Les propriétaires louent des chambres, des greniers, des caves. Le moindre mètre carré se monétise. Une ville sans plan, sans archives fiables, où chaque transaction repose sur des papiers douteux. Il ne manquait qu'une étincelle.
Smoke On The Water
11 juin 1805. La (fausse) légende veut que John Harvey, boulanger rue Sainte-Anne, ait laissé traîner sa pipe près d'un tas de foin. L'étincelle devient brasier. Le vent d'ouest transforme le brasier en apocalypse. Quatre heures plus tard, Detroit n'existe plus.
Il ne reste que quelques bâtiments en pierre près du fort et un entrepôt sur le quai. Mais le pire, c'est l'effacement total du cadastre. Les archives de la ville, les registres paroissiaux remontant à 1703, les actes notariés, les contrats de propriété : un siècle de papiers partis en fumée. Plus personne ne sait qui possède quoi. Les limites de propriété ? Disparues. Les hypothèques ? Envolées. Les servitudes ? Oubliées.
Le juge Augustus Woodward, arrivé quelques jours avant l'incendie, y voit une page blanche. Il s'inspire du plan de Washington dessiné par L'Enfant, dessine des avenues qui rayonnent depuis des places circulaires. Une ville américaine, pas ce tas de ruelles héritées des Français. Mais surtout, il peut redessiner complètement la carte de la propriété.
La devise que Detroit adopte alors dit tout : Speramus meliora; resurget cineribus5. On espère mieux ; elle renaîtra de ses cendres.
Le Congrès vote une loi spéciale le 21 avril 18066 : chaque propriétaire sinistré recevra un nouveau lot (maximum 5000 ft²), mais pas forcément au même endroit. Le plan Woodward redistribue tout. Les spéculateurs débarquent de New York, Boston, Philadelphie. Ils achètent les droits des sinistrés pour une bouchée de pain, parient sur les futurs axes de développement. Les parcelles se négocient, se divisent, se regroupent.
Detroit renaît de ses cendres, mais c'est une ville entièrement financiarisée. Chaque mètre carré a un prix, un propriétaire, un créancier. La terre devient papier, le papier devient valeur, la valeur devient spéculation.
🚗 Holy Motors
Wage Against the Machine
Highland Park, 1914. Henry Ford prend une décision qui fait trembler ses comptables : cinq dollars par jour. Le double du salaire moyen ouvrier. Dans les plantations du Mississippi, un métayer noir sue pour 5$ par mois78. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Des trains entiers se mettent en branle vers le Nord.
Ford n'agit pas par philanthropie. Son calcul est simple : des ouvriers bien payés achètent des voitures. Le capitalisme qui se nourrit de lui-même. Ford démocratise l'automobile. Un siècle plus tard, RealT prétendra démocratiser l'immobilier. Dans les deux cas, ce sont les mêmes qui restent locataires.
General Motors et Chrysler suivent. Les constructeurs automobiles transforment Detroit en épicentre mondial de l'automobile9, où seront notamment fabriquées les mythiques Cadillac, du nom du colon français. En 1907, le port de Detroit faisait déjà transiter 67Mt de marchandises, plus que Londres ou New York10. La ville était devenue la plus grande artère commerciale sur Terre. En quarante ans, Detroit passe de ville moyenne à 1,85M d'habitants. Les usines s'alignent comme des cathédrales d'acier, les ouvriers deviennent les mieux payés du pays.
Entre 1910 et 1930, la population noire passe de 6’000 à 120’00011. Ces hommes et ces femmes fuient les lois Jim Crow, les lynchages, la misère des champs de coton du sud des États-Unis. Pour la dignité du travail. En 1950, ils seront 300’000, plus de 16% de la ville12, mais moins de 2% de la propriété foncière. Le chiffre montera rapidement à 30%. Celui des Noirs. Pas des propriétaires.
Gated Dreams
Mais le Nord a ses propres règles. Pas de pancartes «Whites Only », certes. Des lignes invisibles partout. Les Noirs peuvent bosser chez Ford, Henry Ford est l'un des rares industriels à embaucher massivement des Afro-Américains, mais ils vivront dans Black Bottom ou Paradise Valley13. Nulle part ailleurs.
À Detroit, chaque promesse de prospérité s'accompagne d'une frontière invisible. Ford a doublé les salaires, mais a doublé aussi les murs, peut-être même sans s’en rendre compte. Dearborn, Grosse Pointe, Highland Park : les nouvelles banlieues affichent leurs pelouses impeccables et leurs barrières invisibles.
Dans Black Bottom, les loyers grimpent plus vite que les salaires. Un Noir paie le double d'un Blanc pour un taudis délabré. Les banques tracent littéralement des lignes rouges sur les cartes, le redlining, pour refuser systématiquement les prêts dans les quartiers noirs14. Les restrictive covenants : une blockchain avant l'heure, un code juridique immuable qui exclut. Aujourd'hui, RealT possède des dizaines de biens dans ces mêmes quartiers que les banques avaient rayés en rouge. Brightmoor, Yorkshire Woods, Denby. Les noms ont à peine changé.
Un sergent noir décoré de la Purple Heart rentre du Pacifique. Il se fait refuser son prêt GI Bill15 devant la même banque qui finance le pavillon de son voisin blanc, simple cuistot de l'armée. Le GI Bill et les prêts FHA16 financent massivement l'accession à la propriété, mais uniquement pour les Blancs17. Exclusion systémique, pas anecdotique. Les suburbs explosent pour les Blancs : maisons individuelles, jardins, garages double. Les Noirs restent locataires, exclus de l'accumulation patrimoniale. Deux Detroit coexistent : celle qui possède et celle qui loue.
S’il ne cautionne évidemment pas cette ségrégation, Jean-Marc Jacobson, cofondateur de RealT avec son frère Remy, assume l’héritage capitaliste de la ville.
« Oui je suis capitaliste, oui je cherche le profit. Ce n'est pas du social. »
Il s'inscrit dans cette lignée de Detroit : Ford cherchait le profit en payant 5$ par jour. Les banques cherchaient le profit en pratiquant le redlining. Les promoteurs cherchaient le profit en rasant Black Bottom. Jacobson cherche le profit en tokenisant les maisons des plus précaires. Chacun à son époque, avec ses outils. La logique reste identique : extraire de la valeur là où c'est possible.
Quand l'Amérique entre en guerre après Pearl Harbor, Detroit devient l'Arsenal de la Démocratie18. Les chaînes qui produisaient des Buick fabriquent des bombardiers B-24. Entre 1940 et 1943, 350 000 nouveaux habitants débarquent. Plus d'emplois, plus d'habitants - mais toujours les mêmes murs invisibles. La ville craque mais tient.
L'explosion était inévitable. En juin 1943, les tensions éclatent. Trois jours d'émeutes, 34 morts19. L'armée intervient. Les premiers plans d'urbanisme dessinent déjà la destruction de Black Bottom et Paradise Valley pour construire des autoroutes. La propriété foncière devient une arme : on démolit les quartiers noirs sous prétexte de progrès.
Au recensement de 1950, Detroit compte 1 849 568 habitants. Quatrième ville d'Amérique. Les ouvriers de Chrysler ont leur pavillon avec jardin. Leurs enfants vont à l'université - première génération. Le samedi, Tigers au baseball. Le dimanche, gospel à Black Bottom, encens à Hamtramck. Dans Paradise Valley, les clubs de jazz accueillent Duke Ellington, Ella Fitzgerald. Les barbershops bourdonnent de politique, les églises débordent. Les commerces noirs prospèrent. Une ville dans la ville, vivante, autonome. La ville produit la moitié des voitures mondiales. Ford, GM et Chrysler emploient directement 300 000 personnes, indirectement un million. Mono-industrie totale. Quand Ford éternue, Detroit attrape la grippe.
Puis les autoroutes arrivent. I-75, I-94, I-96 : des saignées de béton qui éventrent les quartiers pauvres. Black Bottom rasé20. Paradise Valley détruit. Les clubs où jouait Billie Holiday deviennent des bretelles d'échangeur. Des milliers de familles noires déplacées, leurs commerces anéantis, leurs réseaux sociaux pulvérisés. On appelle ça le progrès.
Detroit Heat
L'été 1967 s'annonce brûlant. La police de Detroit, à 93% blanche, patrouille dans des quartiers à 70% noirs21. Les descentes dans les blind pigs, ces bars clandestins, se multiplient. Ce dimanche 23 juillet, 3H45 du matin, au 9125 de la 12th Street, les policiers s'attendaient à une poignée de clients22. Ils tombent sur 82 personnes célébrant le retour de 2 vétérans du Vietnam.
Une foule se masse dehors pendant l'arrestation. Une bouteille vole. La rumeur court que la police a tabassé une femme enceinte. C’est faux, mais peu importe. Des années de brutalités policières ont rendu toute rumeur crédible. Les premiers pillages visent les commerces tenus par des Blancs absents, qui rentrent chaque soir en banlieue avec la recette.
Depuis les toits, on voit trois colonnes de fumée qui montent, la 12th Street, Grand River, l'East Side. Les pompiers refusent d'intervenir sans escorte policière. Les incendies se propagent sans résistance. Willie Horton des Tigers tente de calmer la foule en uniforme. En vain. La Garde nationale tire. Tanya Blanding, 4 ans, meurt : les soldats avaient cru voir une menace dans la lueur d'une cigarette.
5 jours. 43 morts. 2‘500 magasins détruits. Le maire Jerome Cavanagh est philosophe.
« Nous sommes debout parmi les cendres de nos espoirs. »
La commission Kerner23 découvrira que dans ces quartiers, le taux de chômage des Noirs doublait celui des Blancs, les loyers du ghetto dépassaient de 20% ceux des banlieues.
Aujourd'hui, le 9125 12th Street n'existe plus. L'adresse a disparu, rebaptisée Rosa Parks Boulevard. À l'endroit du speakeasy, un square porte désormais son nom. Le square a remplacé les cendres, mais pas la pauvreté. Dans ces mêmes rues où 60% des habitants vivent sous le seuil, RealT a acquis six propriétés. En 1967, les slumlords blancs possédaient Black Bottom depuis leurs banlieues. En 2025, des investisseurs anonymes possèdent des fractions de LLC depuis leur ordinateur.
🪙 SlumFi
Coin Coin
2019. Les frères Jacobson lancent RealT et promettent de « démocratiser l'immobilier » grâce à la blockchain. Le pitch est simple : acheter des maisons à Detroit, les diviser en tokens, les vendre dans le monde entier. Un token = une fraction de propriété. Les loyers distribués automatiquement. La liquidité instantanée. Le rêve de tout investisseur retail.
Pourquoi Detroit ? Jean-Marc Jacobson l'explique :
« Le meilleur moment et le meilleur endroit pour avoir et le rendement et la plus-value, ce qui est rare dans l'immobilier. Généralement, c'est l'un ou l'autre. »
Le modèle technique : une LLC américaine par propriété. Les tokens ERC-20 représentent des parts de cette société, pas des morceaux de mur24.
Pourquoi la LLC ? C'est presque la seule structure qui rend la tokenisation simplement faisable aux États-Unis.
Souplesse juridique : nombre illimité d'associés, même étrangers, droits fractionnables.
Fiscalité transparente : les loyers vont directement aux détenteurs de tokens, pas de double imposition.
Protection légale : si un locataire poursuit ou si le bien a un problème, l'investisseur ne risque que sa mise.
Et surtout, compatibilité avec la tokenisation : le registre foncier américain ne reconnaît pas les tokens, mais rien n'empêche une LLC de dire «n token = une fraction de la société ».
En France, les tentatives passent par des montages encore plus alambiqués. Les PSFP avec des obligations perpétuelles, comme Tantiem. Atoa s'approche d'une vraie tokenisation via la fiducie. Mais ce ne sont que des contournements.
D’autant qu’en réalité : on s’en fout.
La vraie proposition de valeur ici, c’est de limiter les intermédiaires, donner plus de transparence, et pouvoir faire soi même son portefeuille en choisissant ses actifs. La prouesse technique n’intéresse que ceux qui veulent la réaliser.25.
Jean-Marc Jacobson m'explique leur philosophie :
« Notre business model faisait en sorte qu'on ne faisait pas la gestion immobilière. C'était la base de tout. »
La gestion ? Déléguée systématiquement.
« On avait des property managers, connus, avec pignon sur rue. »
RealT collecte, tokenise, distribue. Les gestionnaires s'occupent du reste. Ou étaient censés s'en occuper.
En six ans, RealT lève 160M$. 2000 logements tokenisés. Des investisseurs du monde entier qui achètent des fractions de biens qu'ils ne verront jamais. La startup prend 10% à l'acquisition, 2% sur les loyers. Business model impeccable sur le papier.
Bubble Trouble
Sur le papier, cette pierre digitalisée n’est qu’une marche de plus vers l’ultra financiarisation. Celle de l’immobilier a probablement commencé en France en 1964 avec la création de la première SCPI, peu après l’invention des REITs aux États-Unis. Un système qui permet distribuer 90% des revenus immobiliers, sans impôt sur les sociétés26, et surtout avec une étonnante stabilité.
2008 ? Les SCPI deviennent un refuge. La capitalisation passe de 11G€ en 2000 à 100G€ en 2022. Paradoxe total : la crise financière renforce leur attrait. Pendant que les CDO s'effondrent, que Lehman Brothers disparaît, les épargnants français découvrent que leurs SCPI continuent de verser des loyers.
L'histoire des REITs est plutôt un festival de krachs et de résurrections. 1974 : -50%27. Les promoteurs avaient trop construit, les taux grimpaient, l'essence était rationnée. Apocalypse. 2008 : -67%, General Growth Properties28, deuxième plus gros propriétaire de centres commerciaux américains, en faillite. 2020 : -42% en trois semaines quand le Covid débarque29.
Quant à la période plus récente depuis la hausse des taux, elle n’a pas tellement remis en cause le modèle, mais les erreurs (graves) de gestion de ceux qui ont acheté beaucoup et cher afin de dépenser de grosses collectes, ont été mises en évidence. En plus de démontrer que les véhicules thématiques étaient structurellement mauvaise.
Et c’est à ce moment-là que la tokenisation de tout et n’importe quoi a explosé : on a même vu des bagnoles et des cartes Pokémon, au sein de boîtes aujourd’hui disparues. Cela permet effectivement de rendre accessibles certains investissements, et de construire un portefeuille soi-même, sans passer par un fonds géré. Mais les frais sont globalement plus élevés, et la liquidité (toute relative, il faut un acheteur) promise pose un premier problème : un des gros avantages de l’immobilier, c’est justement sa stabilité, qui est due au fait que les actifs réagissent à moyen terme aux tendances, et à long terme à leur environnement. Mais très peu à court terme.
Coté un token, c’est donner une valeur en temps réel et volatile à ces actifs.
L’autre problème majeur, c’est évidemment le risque de foutre des machins dans des trucs, et des trucs dans des bidules, au point qu’on ne sache plus vraiment qui correspond à quoi. Comme Robinhood, qui dit tokeniser des actions, mais qui en réalité tokenise des produits dérivés d’actions. Ou Primonial, par exemple, dont les SCPI investissent (et inversement) dans les OPCI maison, ou collent des millions d’euros en comptes d’associés, ce qui est expliqué dans les centaines de pages de rapports annuels, parfaitement illisibles pour un retail moyen.
Alors même qu’on sait aujourd’hui parfaitement que ce bordel est l’une des causes majeures de la crise de 2008. Le rapport de la FCIC30 sur la crise des subprimes le dit clairement31 :
« L'ingénierie financière derrière ces investissements les rendait plus difficiles à comprendre et à évaluer que les prêts individuels. »
« La complexité croissante des actifs liés au logement et les nombreuses étapes entre l'emprunteur et l'investisseur final ont accru l'importance des agences de notation de crédit et ont rendu plus difficile l'évaluation indépendante des risques par les investisseurs. »
Poorfolio
J'ai voulu tester. 50€ pour un token du 1610 State Fair, une barre d'immeubles dans le nord de Detroit. Les photos sur le site semblaient correctes. Google Street View montrait un bâtiment debout, des fenêtres intactes. Rendement promis : 14,47% net.
Le calcul était simple : 608’751$ levés pour un bien acheté 520’000$. Loyers estimés : 129 000$ par an, soit 672$ par appartement. Après charges, mon token devait rapporter 7,28$ par an. Un rendement de rêve pour 50€ investis.
Trois ans plus tard, j'ai touché 20,04$. Soit 11,6% de rendement, 20% de moins que promis. Pas catastrophique. Au contraire. Sauf qu'en décembre 2024, un lecteur m'alerte sur l'état réel du bâtiment. Je retourne sur Google Street View, version récente cette fois.
Ce n’est pas qu’une histoire de lumière ou de saison.
Les vitres sont remplacées par des cartons. La porte d'entrée béante. Des tags partout. Les escaliers extérieurs rouillés menacent de s'effondrer. Ce que je découvre ensuite est pire : le bâtiment est classé « dangerous building » depuis janvier 2025 par la mairie de Détroit, mais mes loyers continuaient de tomber sur mon wallet. 20$ pendant que quelqu'un vivait dans ces ruines.
Sauf que mon 1610 State Fair n'est pas une exception. C'est le modèle.
The Blighting Zone
Les biens de RealT ne sont pas dispersés au hasard. Superposez la carte de leurs propriétés avec celle de la pauvreté à Detroit : elles se confondent parfaitement. La moitié des investissements se concentre dans le nord-ouest, dans les quartiers les plus déshérités de la ville.
Superposition des cartes des biens de RealT (les ronds), fournie par la mairie de Detroit, et des données de pauvreté 2009-2013, selon les données opendata de la mairie, mise en forme par Alex B. Hill32
Petoskey-Otsego : criminalité six fois au-dessus de la moyenne de l'État. Un habitant sur huit appartient à un gang. RealT y possède six propriétés. Yorkshire Woods, Denby, Mapleridge, Moross-Morang : autant de noms oubliés où RealT accumule les biens.
Jean-Marc Jacobson défend ce choix.
« On a décidé de grandir en cercle concentrique à Détroit parce qu'on […] pensait que c'était le meilleur moment, c'était l'une des villes qui était le plus posée pour avoir et le rendement et une plus-value, ce qui est rare dans l'immobilier. Généralement, c'est l'un ou l'autre.»
Brightmoor concentre une partie des investissements. Ce quartier créé en 1921 pour loger les ouvriers est devenu le symbole de la déchéance urbaine. Les habitants évitent les stations-service (trop dangereuses). Les entreprises barricadent leurs parkings. Les visiteurs reçoivent des conseils de survie : ne jamais s'arrêter avec moins d'un demi-réservoir, retirer tout objet de valeur, installer une barre antivol. RealT y possède des dizaines de propriétés.
L'autre concentration massive se trouve autour de Eight Mile, la frontière rendue célèbre par Eminem. Dans sa maison d'enfance au 19946 Dresden, il n'y a plus rien depuis des décennies. Autour, le quartier reste identique : des pneus entassés servent de bancs, les détritus s'accumulent. Là où Karnail “Bugz” Pitts meurt assassiné dans un parc après une dispute en 1999, quelques heures avant de monter sur scène avec D12, le groupe historique d’Eminem. Là où DeShaun “Proof” Holton, autre membre de D12, meurt assassiné à la sortie du CCC Club au 15308 8 Mile Road, un lieu désormais muré comme plein d’autres autour.
Entre Evergreen et Telegraph, au nord de la Highway 96, s'étendent les blocs les plus délabrés. C'est précisément là que RealT investit massivement. Dans ces rues où le taux de pauvreté dépasse 60%, où 81% de la population est noire, où les services publics ont déserté depuis longtemps.
Superposition des carte des biens de RealT, fournie par la mairie de Detroit, et des données de criminalité33
La stratégie est claire : acheter dans la misère, louer à la misère.
Sur l'écran, un rendement à deux chiffres. Sur place, une barre d'immeubles classée « dangerous building ». Et nous, investisseurs, on clique « acheter » depuis notre canapé parisien. On reçoit nos dividendes, sans voir les cartons aux fenêtres. L'abstraction est parfaite : Detroit n'est plus une ville, c'est un tableau Excel.
🔥Burn After Renting
House of Fines
10410 Cadieux, mars 2025. Un bâtiment dit « commercial » de RealT part en flammes. L'incendie ravage la structure. Plusieurs mois après, le site reste une friche partiellement calcinée, ouverte à tous les vents, sans mise en sécurité.
Extrait une vidéo YouTube montrant l’incendie34
Photo du bâtiment après l’incendie
Ce qui rend cet incendie scandaleux, c'est que le bâtiment avait fait l'objet d'un rapport d'inspection accablant le 22 janvier, six semaines plus tôt. Les inspecteurs avaient pointé précisément les risques : absence de détecteurs de fumée, câblage électrique dangereux violant les normes NEC, portes coupe-feu non conformes aux standards NFPA, infestation de rongeurs et cafards. RealT n'a rien fait. Six semaines plus tard, le bâtiment brûlait.
Extrait du rapport du 22 janvier 2025
De fait, l’incendie survenu à peine quelques semaines après ce rapport met gravement en cause la LLC qui détient le bien. Un expert en assurance interrogé m’explique le problème.
« Si la responsabilité de l’entreprise est démontrée, l’assurance refusera d’indemniser. »
Jean-Marc Jacobson relativise.
« Tout se négocie aux États-Unis. Ils ne paieront pas tout ce qu'ils doivent payer, ils paieront une partie »
Cet incendie n'est que la partie visible du désastre. Depuis fin 2024, la mairie de Detroit a lancé une bataille contre les spéculateurs qu'un haut élu local sous d’anonyme qualifie de « véreux ». Avant de m’expliquer plus longuement.
« Les prix de l’immobilier a Détroit font partie des plus bas du pays. Quelques dizaines de milliers de dollars pour une maison. Le pari des spéculateurs, c’est que le marché finira par repartir avec le temps. Alors il achète et en attendant de prendre leurs bénéfices, louent, parfois très cher, sans s’occuper des biens. »
Plus de 3’000 bailleurs problématiques ont été identifiés, cumulant 4 M$ d'impayés. Parmi eux, Dennis Kefallinos35 et d'autres investisseurs notoires. Et RealT36.
Extrait d’un compte rendu de conseil municipal sur les impayés
Le nombre d’exemples relevés par des médias locaux, collectifs et institutionnels est tel, que ça ne peut pas être un agissement isolé. Détroit est systémiquement gangréné par la spéculation immobilière, et l’impact est très violent pour certains locataires.
Blight Club
Entre janvier et avril 2025, les inspections systématiques révèlent l'ampleur du désastre. RealT accumule plus de 1’000 blight tickets37 pour un montant total de 2M$ d'amendes impayées. 52 propriétés sont classées « dangerous buildings », représentant 21 M$ d'immobilier jugé insalubre. Plus de 400 immeubles RealT n'ont jamais obtenu de certificat de conformité38, et louer sans ce certificat est illégal.
Jean-Marc Jacobson conteste une partie de ces violations :
« Tu achètes un immeuble et six mois, sept mois après, tu es accusé d'une violation... dont l'une d'entre elles date de 12 ans avant que tu achètes la propriété. J'ai des centaines de blights comme ça. Il y en a qui remontent à 2005. Je suis rentré sur le marché à Detroit en 2019. »
Un passif historique hérité, certes. Mais qui a le plus souvent continué.
Prenons au hasard l’exemple du 9624 Abington. Le bien est acquis par Michigan RealToken II LLC, géré par Remi Jacobson, en septembre 2022, puis est cédé, à une date inconnue, au RealToken 9624 Abington Ave., Inc., cession enregistrée le 25 septembre 2023. Le bien a visiblement été acheté à Joyful Homes I LLC, qui lui même le tenait depuis 2015 de MBRE Holdings LLC, qui l’a visiblement acheté en 2011 à un particulier qui l’aurait eu au moins depuis 2005. Tout un tas de LLC opaques dont il est impossible de retracer les propriétaires réels.
Ce que ne pouvait ignorer RealT, c’était l’état du bien. Parce qu’une simple recherche Google Maps suffisait à voir que l’extérieur de cette maison de 1936 n’était pas vraiment frais.
Impossible également d’ignorer que depuis 20 ans, les propriétaires du bien ont été très régulièrement condamnés pour défaut d’obtention d’un certificat de compliance.
Pire, pendant la période entre l’acquisition et la cession au SPV, ce qui explique peut-être le délai, le bien a fait l’objet de 5 procédure qui ont abouti à une condamnation, notamment pour :
Défaut de maintenance du bâtiment vacant ;
Location illégale de propriété avec du plomb etc.
Des éléments qui ont fait que ça sera d’ailleurs l’un des premiers bâtiments qui sera inspecté par les services de la mairie de Detroit en mars 2025, parce que les employés savent que la maison a été ravagée par incendie.
Extrait du rapport de l’inspecteur Danny Shufford
Immédiatement le bâtiment est classé en Dangerous Building. 50 autres suivront.
Au 19000 Fenton au nord du très craignos The Eyes, un bien dont la porte est absente depuis des mois. Température relevée : 3°C en janvier 2025. Plus de 10 000 $ d'amendes impayées depuis 2010, avec recrudescence depuis le rachat par RealT en 2022.
Même histoire au 12641 Elmdale où RealT a levé 1,3M$ pour ces 24 lots au printemps 2023. Après le rachat par Michigan Realtoken VI à Elmdale Building, la mairie signale que le bâtiment n’a pas reçu de certificat de conformité. Sans réponse, et sur demande des locataires, plusieurs inspections ont lieu au 2e semestre 2024 et montrent une présence massive de rongeurs, de morceaux de murs tombés sur le sol, de nombreux problèmes de sécurité. L’intégralité des courriers adressés à la LLC restent sans réponse, amenant plus de 100K$ d’amendes, dont la moitié n’a toujours pas été réglée. Possiblement parce que le courrier sont adressés au gérant, et nom au siège de RealT. C’est en tout cas ce qu’affirme l’entreprise.
A l’autre bout de la ville, le 1345 Monica n’a pas plus de chauffage que les autres. Les vitres cassées ont été remplacées par des cartons souples, et le rapport de sécurité est tellement long que le résumé tient sur 24 pages ! Sur un peu moins de 900K$ d’investissement, à peine 12K$ de travaux avait été prévus. A peu près le montant des amendes depuis 18 mois.
Mais surtout, les locataires eux, subissent cette non gestion depuis des années39.
Une locataire du East Side :
« La douche n'a pas de robinets qui fonctionnent. Les murs sont couverts de moisissure. L'hiver, on ne peut pas chauffer au-dessus de 3°C. »
Un habitant du nord :
« J'ai signalé les rats plusieurs fois. Ils m'ont dit qu'ils allaient envoyer quelqu'un. C'était il y a six mois. »
Une mère de famille :
« En janvier, il faisait 3°C à l'intérieur. J'ai dû partir chez ma sœur avec mes enfants. Mais je continue de payer le loyer, sinon on se retrouve à la rue. »
Un autre, anonyme :
« Pas de chauffage depuis deux hivers. Les fenêtres ne ferment pas. L'eau coule du plafond quand il pleut. 700$ par mois pour ça. »
De vraies gens, pauvres et Noirs pour la plupart, qui payent en 600 et 800$ / mois pour vivre dans des logements qui n’ont rien de tokenisés dans leur réalité. Simplement en morceaux.
Les tokens valent plus que leurs toits.
Blame Game
Pour sa défense, Jean-Marc Jacobson m'explique longuement avoir été floué par l'un de ses gestionnaires, Shawn Reed, qui aurait falsifié des bons de travaux et des reçus, tout en cachant la réalité des propriétés. Parce qu'en réalité, le business model de RealT est le même que la plupart des gérants et intermédiaires : trouver les bons actifs, collecter l'oseille et déléguer la gestion.
« Notre business model faisait en sorte qu'on ne faisait pas la gestion immobilière. C'était la base de tout [...] Surtout que Rémi [son frère et associé] et moi, on vient du monde de la gestion et on ne voulait plus y retourner. »
Ce qui est plutôt cohérent. Ce sont des métiers différents, et la plupart des assets managers ont des gérants, qui peuvent être parfois des filiales, mais avec des gens spécialisés. C'est d'ailleurs ce que m'avait confié Cédric O'Neill de Bricks il y a deux ans : leur incapacité à savoir gérer des biens avait failli faire tomber la boîte. A posteriori, on peut même considérer que l'obligation AMF de passer des royalties à l'obligation, et donc à arrêter d'investir dans des biens qu'ils gèrent, a probablement sauvé Bricks.
Reed aurait-il, pendant des années menti à RealT ?
« Il nous envoyait des fausses feuilles d'heures. […] De temps en temps, il ne se donnait même pas la peine de les changer semaine par semaine. »
Toujours selon Jacobson, Reed aurait détourné les moyens, et possiblement les fonds de RealT dédiés à la gestion.
« Ils détournaient nos équipes de maintenance pour leurs propres biens. […] Et il les a envoyés sur son immeuble, qui est maintenant en parfait état. C'est [RealT] qui payait les employés pour faire son chantier. »
Pire. Reed aurait fini par saccager les propriétés.
« On a découvert des murs détruits à la masse, des câbles en cuivre arrachés. […] Il faisait vider les immeubles de leurs locataires, puis faisait entrer des squatteurs. »
De son côté, Reed dément, expliquant que RealT a réduit les coûts, et qu’ils étaient conscient de l’état des propriétés40.
Et pour les investisseurs, impossible de vérifier les montants réels des loyers encaissés. À l'origine, chaque bien avait son propre wallet, les flux étaient traçables. Aujourd'hui, RealT a centralisé dans un wallet unique. Combien rentre ? Combien sort ? Opacité totale.
Cela dit, plusieurs éléments ne jouent pas vraiment en faveur de la version de Reed. De par son passif dans l’immobilier déjà.
Septembre 2015 : condamné à 15 mois de prison fédérale pour fraude hypothécaire. Des maisons achetées 5 000 $, revendues à des « acheteurs fantômes » avec des dossiers falsifiés41.
2018 : il refait surface comme propriétaire de taudis. Un immeuble sur Appoline fermé par la ville pour insalubrité, le sous-sol inondé d'eaux usées et pluviales rendant chauffage et électricité inopérants4243.
Les Jacobson affirment avoir découvert l'information après avoir embauché Reed. Mais pour Jean-Marc ça n'était pas rédhibitoire.
« Quand j'étais au Canada, dans l'un de mes immeubles, on avait un superintendant de cet immeuble qui avait aussi fait de la prison [...] et c'était le gars le meilleur superintendant que j'ai eu de ma vie. Tout le monde a le droit à une seconde chance. »
Mais surtout parce qu’aujourd'hui la situation est beaucoup plus compliquée : en mai 2024, Reed lance Landlord Token, plateforme directement concurrente à RealT, avec un discours similaire, des clients similaires, des locataires similaires.
En septembre 2024, Shawn Reed est viré par RealT qui reprend en urgence la gestion des biens. L'intermédiaire, qui se défend en disant qu'il n'était en charge que de petites interventions et des photos, aura perçu 2,2 M$ de commissions en plus d'un salaire de 7’500$ / mois44.
Depuis mars 2025, il attaque frontalement RealT sur les réseaux, publiant photos et vidéos des propriétés qu'il gérait, s’en servant comme argument pour promouvoir sa plateforme.
Tweet publié par la société de Shawn Reed
Ce qui pousse finalement RealT à porter plainte contre Reed en avril dernier.
Extrait de la plainte de RealT contre Shawn Reed
Mais Reed n'est qu'un symptôme. Le problème, c'est le système. Une chaîne de responsabilités diluées où personne n'est coupable. Les Jacobson peuvent accuser Reed. Reed peut accuser RealT. Les investisseurs peuvent dire qu'ils ne savaient pas. Les locataires, eux, vivent toujours dans des ruines.
⚔️City Strikes Back
Civic War
2 juillet 2025. La mairie de Detroit dépose une plainte45 contre RealT et ses structures satellites. Conrad Mallett, conseiller juridique de la ville, organise une conférence de presse.
Le document que la mairie m'a laissé consulter fait plusieurs milliers de pages. L'enquête a duré des mois. Méthodiquement, la ville accuse RealT : plus de 400 immeubles sans certificats de conformité, leur location est donc illégale. 53 propriétés jugées « incontestablement dangereuses » pour la santé publique. Des centaines de blight violations impayées pour environ 500 000 dollars. Et le plus grave : RealT continue d'encaisser des loyers malgré l'interdiction légale.
Conrad Mallett ne mâche pas ses mots46 :
« [RealT] est un fournisseur de logements insalubres et tente désespérément d'échapper à la justice en se cachant derrière 165 entités différentes. Le jeu est maintenant terminé. »
Angela Whitfield Calloway, conseillère municipale, enfonce le clou : « Derrière le langage high-tech se cache un problème profondément familier dans cette ville [...] Ce n'est pas de l'innovation. C'est de l'exploitation. »
Electropolis
La plainte n'est pas qu'une procédure juridique. Elle arrive dans un moment clé de la vie politique de Detroit. Le maire sortant, Mike Duggan, en poste depuis 2014, ne se représente pas : il vise désormais la fonction de gouverneur du Michigan. En novembre 2025, Detroit élira donc un nouveau maire.
Deux candidats restent en lice. D'un côté, Mary Sheffield, présidente du conseil municipal, soutenue par Duggan et perçue comme la candidate de la continuité institutionnelle. De l'autre, Solomon Kinloch Jr., pasteur d'une méga-église de Detroit, qui promet 10 000 logements abordables et une politique plus sociale.
Les deux finalistes sont démocrates — Detroit vote massivement bleu depuis des décennies. Mais leur profil diffère : Mary Sheffield incarne la continuité institutionnelle et un style plus pro-business. Face à elle, le pasteur Solomon Kinloch Jr., soutenu par les syndicats comme l'UAW47, mène une campagne sociale, centrée sur les inégalités et la promesse de logements abordables.
Dans une ville où près d'un logement sur cinq est vacant, où les maisons abandonnées nourrissent la criminalité et la pauvreté, le logement est devenu l'argument central des campagnes. S'attaquer à RealT, société étrangère et crypto-financée, c'est envoyer un signal clair : Detroit protège ses habitants contre les marchands de sommeil.
La plainte vise donc autant les tribunaux que les électeurs. RealT devient un symbole pratique : cible juridique, mais aussi affiche électorale.
C'est un coup de massue pour RealT. Depuis début 2025, face aux premières inspections et à la sortie de Reed, les Jacobson avaient lancé des rénovations d'urgence. Ils avaient créé New Detroit Property Manager, une structure de gestion à 1 M$ par an, et provisionné 2 à 3 M$ de travaux.
Jean-Marc Jacobson m'explique la logique derrière ce lourd investissement :
« J'ai investi énormément de temps et d'argent dans RealT. Si je ne fais rien, je peux tout perdre. Je prends mes responsabilités. Je paye, je protège mes locataires, je protège mes token holders. »
Il insiste sur les efforts déjà engagés, alors qu’il me montre plusieurs photos de propriétés rénovées lors de notre visio :
« J'ai déjà complètement réparé. [...] J'en ai 20, 30, 40 comme ça, plutôt 40. Mais j'en ai pas des centaines, j'ai démarré en 2025. Je peux pas aller plus vite que la musique. » Il ajoute : « Je montre ma bonne foi et j'avance. »
Pourquoi dépenser autant ? La valorisation de RealT pourrait approcher les 100 M$. La société a donc prélevé 16M$ à l'acquisition des biens, et génère entre 250K et 500K $ de revenus annuels sur les loyers. Pour les Jacobson, sauver RealT à long terme vaut alors largement 3M$ d'investissement.
Initialement, RealT pensait s'en sortir en rénovant d'abord les biens les plus rapides à remettre en location parmi les 80 qu'ils qualifiaient de critiques. La plainte change tout. Il faut maintenant se concentrer sur la cinquantaine de propriétés jugées dangereuses par la ville. Avec 408 biens sans certificats, la tâche devient complexe. Et surtout très longue. Avec des agendas (temporels et politiques) peu compatibles.
Ban Hammer
23 juillet 2025. La juge Annette Berry du 3rd Circuit Court accorde à la ville de Detroit une TRO48. RealT ne peut plus expulse ni encaisser de loyers sur les 408 propriétés citées, tant qu'elles ne sont pas mises aux normes49.
Les locataires doivent être informés sous 14 jours, avant le 5 août, qu'ils peuvent placer leur loyer en séquestre. Pour les 53 propriétés dangereuses classées Priority 1, l'ordonnance est draconienne : sécurisation et nettoyage sous 30 jours, réparations complètes sous 90 jours. Le 5 août une audience devait décider si cette ordonnance temporaire deviendrait une injonction préliminaire jusqu'à résolution complète de l'affaire, mais l’affaire a été renvoyée 2 fois.
Le lendemain, 24 juillet, RealT envoie un email à ses investisseurs. Le ton oscille entre défense et attaque. La société annonce stopper les distributions de dividendes et le programme de rachat pour les propriétés de Detroit. L'argent ira en séquestre jusqu'à l'audience du 5 août.
Un détail technique révélateur : RealT rassure en précisant que le YAM50, ce contrat intelligent qui distribue automatiquement les loyers en stablecoins aux investisseurs, reste "pleinement opérationnel". La machinerie crypto continue de tourner, même si les flux sont bloqués.
Mais RealT contre-attaque contre « un gouvernement municipal trop zélé et son agenda politique ».
La société liste fièrement ses rénovations récentes, plus d'une dizaine de propriétés, qui permettent au passage d’augmenter les rendements. Le 10974 Worden, loué 1300$ au lieu de 895$ (+45%). Le 18286 Oakfield, en cours de commercialisation à 1200$ contre 812$ avant (+48%). Strathmoor, Liberal, Coram, Appoline, Tracey, Chatsworth... la liste s'étire. Et cette phrase révélatrice : « Vous remarquerez que certaines propriétés sur notre liste rénovée sont sur la liste Priority 1 de la ville ; cela souligne l'agenda de la ville et son aversion pour la vérité. »
Pour ma part, depuis juillet mes revenus apparaissent dans les rapports, mais restent bloqués. 0,139566 USDC gagnés sur ma maison de State Fair. Gagnés, mais pas encaissés. RealT promet que si l'ordonnance est levée, les loyers dus seront versés rétroactivement.
Le même jour, Conrad Mallett tient sa conférence de presse51 :
« Ces propriétés sont dans un tel état dégradé qu'il n'y a aucun moyen que des propriétaires [...] ne sachent pas que leurs locataires vivent dans des logements insalubres. »
Et il ajoute la menace :
« Comme l'un de mes clients l'a dit ce matin, c'est une bonne chose que nous ayons le Detroit Land Bank52. »
Traduction : si RealT n'obéit pas, la ville saisira les biens.
De son côté, Jean-Marc Jacobson avoir des négociations en cours pour le paiement de tous les arriérés, et avoir un plan de rénovation sur plusieurs mois.
☀️RealFi
Comme souvent, on ne saura probablement jamais ce qui s’est passé dans les quelque 2’000 logements achetés par RealT, entre la version “propriétaires véreux qui exploitent ardemment les locataires”, et celle des gestionnaires qui préfèrent garder l’argent pour lui avant de créer son business.
Mais je crois que la réalité est ailleurs.
Du côté de la promesse de la tokenization. Certes, l’écosystème technique de RealT fonctionne, une DAO53 est en prévue (depuis un moment, cela dit), la liquidité fonctionne plus ou moins, y compris lorsqu’elle a été (il faut le souligner, contrairement aux gérants SCPI) assurée par RealT.
Mais toute la transparence, qu’on attribue pourtant largement à la blockchain, a été perdue. Non seulement parce qu’il y a ce wallet centralisé qui ne permet plus de tracer ce qui est réellement versé à chaque propriété. Mais surtout parce qu’il n’y a pas la moindre ligne comptable, ni sur les dépenses ni sur les recettes, pour aucune des propriétés. Alors certes, la gestion locative ne fait pas partie des métiers les plus funs et digitalisés, mais comment est-ce encore possible de ne pas donner le moindre détail budgétaire, surtout après une année de soupçons ?
De l’autre la promesse de l’investissement. Contrairement à beaucoup, je ne crois pas que l’argent soit la cause de tous les problèmes, et même qu’il peut en être la solution. Investir à Détroit, ou son équivalent français que pourrait être Saint-Étienne, n’est pas un problème en soi. C’est même positif.
Parce que, comme je le disais il y a quelques temps, il y a une certaine méritocratie en immobilier. En achetant des biens en mauvais état, en rénovant, on gagne mécaniquement de la valeur, et du rendement. Tout le monde y gagne.
Le propriétaire qui s’enrichit ;
La banque qui finance ;
Le locataire qui a un meilleur logement ;
L’État qui bouffe à tous les râteliers.
Mais encore faut-il que l’argent soit utilisé à bon escient.
Même en imaginant que les gérants ont détourné de l’argent, en acceptant que plusieurs biens ont été vandalisés, en estimant possible que des propriétés aient été négligées, comment peut-on arriver à des centaines de taudis sans que personne ne voit rien en 6 ans ?
Finalement, la conclusion est la même que pour la double enquête sur Laurent Villa et la légèreté des plateformes : être intermédiaire ce n’est pas juste prendre sa comm’ entre des investisseurs et une floppée de gens qu’on ne contrôle jamais.
Ce n’est pas une excuse pour les investisseurs qui, cela dit, dans le cas présent, n’ont pas perdu d’argent. Et c’est même l’inverse.
C’est encore moins une excuse quand cela impacte la vie quotidienne de milliers de gens.
Parce que l’économie est toujours réelle.
Shawn Reed n’a pas pu être joint.
Cette enquête a été réalisée avec l’aide précieuse d’Aaron Mondry, senior reporter à Outlier Media.
Timeline of Detroit, Detroit Historical Society
Detroit, 1701-1837: A Brief History, Frank Boles, Clarke Historical Library (Central Michigan University).
Early Land Claims in Michigan, D. B. Reynolds, Michigan Dept. of Conservation
Woodward Plan Part II: Dawn of the Radial City, Detroit Urbanism, avril 2016
Nous espérons des choses meilleures ; il renaîtra de ses cendres.
Great Fire of 1805, Detroit Historical Society (Encyclopedia of Detroit).
Segregation and White Flight in Detroit, Rishi Gorrepati, URB 305, 7 mai 2024
This day in history: Henry Ford implements $5 per day wage in 1914, Sara Powers, CBS News Detroit, 5 janvier 2024
How the Detroit River Shaped Lives and History, Jenny Nolan, The Detroit News, 11 février 1997
“Detroit Waterway Traffic Growing” in The Monroe Evening News (May 5th, 1923), Holly Nelson, Detroit River Story Lab, 5 mai 2025
Living Through Detroit’s Perpetual Housing Crisis, Zito Madu, The New Republic, 30 mars 2021
Questioning History Using the Census, Alex Stein, teachinghistory, 24 février 2011
The Origins of the Urban Crisis: Race and Inequality in Postwar Detroit, Thomas J. Sugrue, Princeton University Press, 1996
DETROIT: I-75/375, Segregation by Design, 31 mai 2025
Loi de 1944 offrant aides aux vétérans (études, logement), mais largement refusées aux Noirs à cause de la ségrégation et des banques.
Programme fédéral créé en 1934 pour garantir les crédits immobiliers, qui a institutionnalisé le redlining en excluant les quartiers noirs.
Detroit’s Bankruptcy Reflects a History of Racism, Ross Eisenbrey, Economic Policy Institute, 25 février 2014
Slogan président Roosevelt, utilisé en décembre 1940 pour désigner la capacité industrielle des États-Unis à produire et fournir du matériel de guerre.
Census of population, 1er avril 1950
I-375 Reconnecting Communities Project, Michigan Department of Transportation
Site where 1967 uprising began sees new signs of life, Louis Aguilar, The Detroit News, 20 juillet 2017
Five deadly days in Detroit, The Detroit News, 20 juillet 2017
Rapport officiel de 1968 sur les émeutes urbaines, concluant que les États-Unis « évoluaient vers deux sociétés, l’une noire, l’autre blanche — séparées et inégales ».
Introducing RealT: Tokenizing Real Estate on Ethereum, David Hoffman, Medium, 9 mai 2019.
Pour aller plus loin :
Empirical evidence on the ownership and liquidity of real estate tokens, Laurens Swinkels Erasmus University Rotterdam, Financial Innovation 9(1), janvier 2023
Investor Bulletin: Real Estate Investment Trusts (REITs), U.S. Securities and Exchange Commission, déc. 2011
The Effect of Interest-Rate Movements on Real Estate Investment Trusts, Mueller, Glenn R. & Pauley, Keith R., Journal of Real Estate Research 10(3), 1995
America’s second largest shopping-mall owner collapses, Andrew Clark, The Guardian, 16 avril 2009
REIT Compensation and COVID-19: Navigating a New Crisis, Ferguson Partners Report, 2020
Financial Crisis Inquiry Commission
Rapport d’enquête sur la crise financière, FCIC, rapport officiel, janv. 2011, p. 72 et p. 455
Montage Zero Bullshit avec Map: Increases in High Poverty in Detroit 2013
Montage Zero Bullshit avec Detroit Crime Map, GIS Geography
Dennis Kefallinos: Detroit's most notorious speculator, Aaron Mondry, Outlier Media, 22 octobre 2024
Qui porte administrativement le nom de RealToken
Un blight ticket est une contravention municipale délivrée à un propriétaire dont le bien immobilier enfreint les codes locaux d’entretien ou de sécurité. Bien que très médiatisés à Detroit, de nombreuses villes appliquent des dispositifs similaires à travers des services de code enforcement.
City of Detroit announces major lawsuit against Real Token and 165 related corporate entities for widespread nuisance abatement violations, Ville de Detroit, communiqué officiel, 24 juillet 2025
Crypto company keeps selling Detroit real estate to overseas investors. Its tenants just want their homes fixed up, Aaron Mondry, Outlier Media, 15 mai 2025
Crypto company keeps selling Detroit real estate to overseas investors. Its tenants just want their homes fixed up, Aaron Mondry, Outlier Media, 15 mai 2025
Michigan Residents Sentenced to Prison for Mortgage Fraud Scheme, US Department of Justice, 12 janvier 2016
Building owner who blamed Detroit admits he's a 'slumlord', Randy Wimbley, Fox2Detroit, 30 janvier 2018
Landlord says City demo caused apartment's waterlog, Fox2Detroit, 24 janvier 2018
Plainte n°25-003-028-CB
Case n° 24-009122-CH et 25-002868-CH
Detroit sues crypto landlord RealT over blight, tenant harm, Aaron Mondry, Outlier Media, 2 juillet 2025
United Auto Workers
Temporary Restraining Order (Ordonnance restrictive temporaire)
Judge bars Real Token from collecting rent, orders repairs, Nushrat Rahman, Bridge Detroit, 24 juillet 2025
Yield Automation Manager
Judge blocks RealT from evicting tenants, collecting rent, Aaron Mondry, Outlier Media, 23 juillet 2025
La Detroit Land Bank Authority (DLBA) est une agence publique indépendante de la ville de Détroit, créée en 2008 pour gérer et remettre sur le marché les milliers de biens saisis, abandonnés ou vacants. Elle est aujourd’hui l’un des plus grands « land banks » des États-Unis, avec plus de 60 000 parcelles sous gestion.
Organisation autonome décentralisée


























Rétrospective intéressante et bonne pluralité des positions, dans l'affaire RealT en cours.
Deux petites erreurs :
- le YAM n'est pas une application pour payer les loyers, mais pour acheter et revendre des tokens,
- le wallet propre à chaque propriété est uniquement utilisé pour la vente des tokens et pas pour le paiement des loyers. La collecte des loyers est faite par les Property Manager.
Une fois de plus, j'ai peur qu'on n'apprenne pas suffisamment, ni les bonnes leçons, de nos amis américains...
Merci pour cet article.